Denis Marleau, lauréate

Naissance le 14 octobre 1954 à Salaberry-de-Valleyfield, décès le à 

Biographie

Metteur en scène sans œillères, Denis Marleau décloisonne les pratiques artistiques pour ouvrir les perspectives de l’art théâtral depuis près de quarante ans. Ayant pour devise d’explorer les potentialités de l’acteur au gré d’une démarche esthétique aventureuse, il développe dans ses spectacles des dialogues inspirants avec la musique, la danse, la littérature, les arts visuels et les nouvelles technologies. En interrogeant la représentation théâtrale à partir de dramaturgies inédites ou à travers des relectures du grand répertoire, il fore l’espace de jeu et propose une expérience singulière aux publics d’ici et d’ailleurs. Entre ses mains, le théâtre apparaît renouvelé.

Vocation précoce chez Denis Marleau : dès l’enfance, les mots et les images deviennent d’inséparables compagnons de jeu avec lesquels il découvre et il crée. « Jeune, je m’adonnais régulièrement à des activités de découpage, de collage et de montage avec les revues de mon père. J’aimais faire des inventaires, organiser le monde selon des thématiques. À 16 ans, je savais déjà que j’allais faire du théâtre », relate-t-il.

En toute logique, il entre donc au Conservatoire d’art dramatique de Montréal (1973-1976). Voulant élargir sa formation artistique, Denis Marleau se rend ensuite à Paris, où il découvre l’œuvre du plasticien Marcel Duchamp grâce à la première grande rétrospective que lui consacre le Centre Pompidou. Parallèlement, il s’imprègne des créations des metteurs en scène européens Kantor, Strehler, Chéreau et Stein, qui marqueront sa démarche théâtrale impulsée par une recherche formelle et une interprétation toujours au service du texte.

De retour à Montréal, il signe, en 1981 au Musée d’art contemporain, Cœur à gaz et autres textes Dada, un assemblage de textes de Tzara, Picabia, Ball, Schwitters et Breton. Déjà, ce tison créatif laisse deviner un formidable potentiel et un parcours inépuisable. « La peintre Marcelle Ferron avait touché un mot à la direction du musée en parlant de l’un de ses petits, passionné d’art et d’avant-garde, dit-il en riant. J’ai avancé ainsi dans ce projet où s’entrelaçaient lettres, manifestes et poésie sonore, musique d’Érik Satie et danse zaoum chorégraphiée par Édouard Lock. Les comédiens Carl Béchard, Anne-Marie Rocher, Bernard Meney, Pierre Chagnon et Reynald Bouchard déambulaient dans des costumes dessinés par Sonia Delaunay. À notre grande surprise, le studio du musée était bondé à chaque représentation. Cela m’a propulsé dans une voie théâtrale placée sous le signe de l’inattendu et de la transversalité des arts. »

Les années 1980 voient éclater son talent et les frontières. À l’instinct, et le plus souvent à contre-courant, l’artiste va là où se trouve la liberté de création. D’abord, il fonde sa propre compagnie, le théâtre UBU, une structure de production qui va évoluer et se reconfigurer au fil de ses impulsions ludiques et de ses aspirations intellectuelles. Sous son égide, il monte des textes jugés rébarbatifs pour la scène, avec lesquels il jongle pour offrir des partitions aussi virtuoses que surprenantes.

« Ce qui m’intéresse, dans le rapport à l’auteur et au texte, c’est la résistance, soutient-il. Il faut que ça me résiste pour que j’y trouve un intérêt. D’emblée, je suis attiré par ce qui m’est étranger et ce qui peut me déplacer hors du familier. » Les spectacles-collages de Denis Marleau rejettent donc les étiquettes et affichent une originalité déroutante par son travail sur la plasticité du langage qui l’impose d’ores et déjà comme un orchestrateur de tous les possibles au Québec et à l’étranger. À preuve, Merz Opéra (1987) et Oulipo Show (1988) tourneront pendant cinq ans en Belgique, en Suisse, en Espagne et en France.

Durant la décennie 1990, le metteur en scène amorce un nouveau cycle de travaux sur le répertoire germanique (Büchner, Wedekind, Lessing, Goethe) et sur la dramaturgie contemporaine (Beckett, Bernhard, Tabucchi, Koltès). Au Festival TransAmériques, ses pièces Les Ubs, Roberto Zucco et Les trois jours de Fernando Pessoa attirent l’attention de programmateurs et deviennent des déclencheurs de partenariats fidèles en sol européen pour les projets d’UBU.

Suivra une première invitation au prestigieux Festival d’Avignon, en 1996, avec une double présentation qui fera courir les foules : Maîtres anciens, de Thomas Bernhard, et Le passage de l’Indiana, de Normand Chaurette, l’auteur québécois dont il montera par la suite quatre pièces dont Le petit Köchel et Les reines. Après quoi la renommée du metteur en scène gagne en altitude et lui ouvre la cour d’honneur du palais des Papes, espace mythique de ce tout aussi mythique festival de théâtre.

Devenu un habitué de grandes capitales culturelles d’Europe, Denis Marleau radicalise son art théâtral en développant une recherche sur la vidéo au service du personnage. Une démarche fertile qu’il peaufine à la suite de sa rencontre avec Stéphanie Jasmin, issue de l’histoire de l’art et du cinéma, qui deviendra sa compagne de création et de vie. Artiste invité au Musée d’art contemporain de Montréal en 2001-2002, il propose une vision sidérante du théâtre de Maurice Maeterlinck. C’est ainsi qu’il y crée son œuvre phare, Les Aveugles, première pièce d’un cycle de trois qu’il nommera Fantasmagories technologiques. Avec cette installation composée de douze masques vidéos, il répond, à un siècle de distance, à l’utopie de l’écrivain belge qui voulait affranchir la scène de la présence physique de l’acteur.

« La pièce Les Aveugles s’est révélée une expérience très forte, parce qu’elle lançait à mon équipe un véritable défi autant sur le plan technique que sur le plan de l’interprétation. Avec ce texte, pourtant considéré comme injouable, s’est cristallisée en quelque sorte ma fascination pour le double et le monde spectral au théâtre, dont l’une des fonctions est de rendre à la vie son caractère énigmatique. »

Douze ans, 900 représentations et 18 pays plus tard, cette œuvre inclassable du « maître en fantasmagorie » continue de soulever autant l’engouement que l’étonnement. La renommée internationale confirmée et la maturité artistique bien sentie, Denis Marleau étoffent l’histoire du théâtre contemporain avec ses productions. Et même si ses spectacles ne cessent de voyager et lui ouvre le monde, il demeure fidèle au Québec, comme l’atteste le partenariat de sa compagnie UBU avec le théâtre de l’Espace GO, qui dure depuis bientôt dix ans.

« Montréal reste pour moi le jardin nourricier de mon parcours nomade. Car c’est ici que j’ai noué les plus longues fidélités avec les acteurs Carl Béchard, Pierre Lebeau, Gabriel Gascon, Christiane Pasquier, Alexis Martin et avec des concepteurs aussi inspirants que le sculpteur Michel Goulet, le compositeur Denis Gougeon ou encore l’auteur Normand Chaurette. » Tous ces artistes de talent ont accompagné Denis Marleau jusqu’à Ottawa, où il a été nommé directeur artistique au prestigieux Centre national des arts. C’est dans le cadre de ce mandat (2001-2007) qu’il a mis sur pied Les laboratoires du Théâtre français, une plate-forme de transmission destinée aux professionnels de la scène.

En parallèle à ses prolifiques années de production, le metteur en scène accorde en effet une grande importance à la formation, dirigeant lui-même plusieurs stages et classes de maîtres à l’étranger et, plus récemment, au Québec. « Au bout de quarante ans, je retourne au Conservatoire d’art dramatique de Montréal pour signer une production avec les élèves de la promotion 2014-2015. Aujourd’hui, j’éprouve un besoin pressant de partager mon expérience théâtrale avec des jeunes d’ici, auprès desquels je me ressource », affirme le metteur en scène.

Ces dernières années, son travail continue de rayonner. Que ce soit à Paris, où il monte une tragédie antique de Sénèque et une pièce contemporaine de Dea Loher dans l’emblématique salle Richelieu de la Comédie-Française. Ou encore au Musée des beaux-arts de Montréal, à l’occasion de l’exposition consacrée à Jean Paul Gaultier, pour laquelle il a créé une trentaine de mannequins animés, à la demande du célèbre couturier.

Deux fois lauréat du Prix du gouverneur général, il reçoit plusieurs autres distinctions au cours de sa carrière. Il est notamment officier de l’Ordre du Canada (2011), ainsi que chevalier des Arts et des Lettres en France (2002) et chevalier de l’Ordre national du Québec (1998). Aujourd’hui, il se dit profondément touché de recevoir le prix Denise-Pelletier. « Cette reconnaissance, qui vient de chez moi, je la reçois avec fierté et humilité, comme un homme de théâtre qui pratique son métier avec la même ferveur qu’à ses débuts. Un métier que je réapprends tous les jours en puisant mon inspiration dans le monde d’aujourd’hui et dans les images coloriées de mon enfance, là où l’intime et le social se confondent. »

Par cette haute distinction qu’est le prix Denise-Pelletier, le Québec reconnaît donc en lui le créateur du risque et de l’étonnement, l’esprit anticonformiste et avide de modernité. Des qualités qui ne se sont jamais démenties au fil d’une trajectoire singulière, depuis ses premières œuvres inspirées des avant-gardes artistiques du début du XXe siècle jusqu’aux propositions toutes récentes. Des qualités qui ont maintenu Denis Marleau à la fine pointe du théâtre actuel.

Information complémentaire

Membres du jury :
Thérèse Boutin (présidente)
Alain Chartrand
Dominique Leduc
Jacques Pineau
Vincent Warren

Crédit photo :
  • Louise Leblanc
Texte :
  • Annie Boutet