Jean Simard

Pionnier dans son champ d’études, le professeur et ethnologue Jean Simard se voue à la recherche et à la mise en valeur du patrimoine culturel du Québec depuis plus de quatre décennies. La sauvegarde du patrimoine ethnologique du Québec tant matériel qu’immatériel – l’un des plus remarquables et riche d’enseignements en Amérique du Nord – guide son action encore aujourd’hui.

Jean Simard obtient son doctorat en sciences historiques à l’Université de Strasbourg, reconnue pour sa recherche à l’échelle internationale. Gérard Morisset lui-même, qui a consacré sa vie à la découverte et à la documentation du patrimoine québécois, joue un rôle déterminant dans ses études outre-mer en recommandant sa candidature à une bourse doctorale du ministère de l’Éducation et de l’Enseignement supérieur. Dans son ouvrage Les Arts sacrés au Québec, Jean Simard reconnaît les qualités de son mentor : « Ce livre est aussi un coup de chapeau à l’homme de terrain, au photographe, à l’écrivain, au pédagogue, à l’homme de synthèse que fut Morisset. »

De 1972 à 2000, Jean Simard est professeur en ethnologie du Québec et de l’Amérique française à l’Université Laval et se spécialise dans l’étude du patrimoine religieux populaire. Pendant plus de deux décennies, il bâtit avec ses étudiants plusieurs grands corpus des traits identitaires des Québécois et de leur vécu religieux. Ce vaste recensement permet le dénombrement de plus de 50 000 artefacts d’imagerie, d’au-delà de 5 000 lieux de culte populaires, de 4 000 objets d’art populaire, de près de 3 000 calvaires et croix de chemin ainsi que de 1 200 statues de plâtre issues d’un atelier ayant eu pignon sur rue dans la ville de Québec. Grâce à cet inventaire systématique et exhaustif, Jean Simard éveille les consciences sur la valeur du patrimoine religieux populaire québécois. Le caractère pionnier de cet exercice contribue à faire reconnaître la singularité et la spécificité de ce patrimoine non seulement au Québec, mais aussi en Amérique et en Europe, où ses travaux trouvent écho.

Expositions, films, émissions de radio et de télévision, conférences et livres sont autant de moyens mis à contribution par ce fervent défenseur du patrimoine pour mieux faire comprendre l’histoire du Québec, une histoire profondément imprégnée par une culture religieuse vieille de quatre siècles.

À l’occasion de la visite du pape Jean-Paul II au Canada, en 1983, on lui confie la production du segment historique de l’exposition Le Grand Héritage pour le Musée national des beaux-arts du Québec. Il contribue également à jeter les bases du Musée des religions du monde à Nicolet. Ouvert à l’expression religieuse contemporaine, ce lieu unique en Amérique explore les fondements des grandes traditions religieuses mondiales afin d’en favoriser la compréhension et d’inciter à une plus grande tolérance à l’égard de la différence. Depuis son inauguration, en 1986, ce musée a présenté quelque 150 expositions.

L’intérêt particulier de Jean Simard pour l’étude du patrimoine funéraire lui inspire la rédaction d’une œuvre colossale : Cimetières – Patrimoine pour les vivants. Dans son ouvrage Le Québec pour terrain – Itinéraire d’un missionnaire du patrimoine religieux, il brosse son propre portrait. « L’essentiel de ma carrière, résume-t-il, a consisté à mettre en valeur le patrimoine religieux, à m’intéresser à son histoire, à son présent et à son avenir, lequel demeure toujours menacé. » Lors de son passage devant la Commission de la culture, dans l’exercice de son mandat d’initiative sur la préservation et la mise en valeur du patrimoine religieux du Québec, Jean Simard affirme d’ailleurs que « le seul patrimoine qui survivra, c’est celui que l’on revendiquera. »

Encore aujourd’hui, Jean Simard continue de défendre le patrimoine et de partager ses connaissances avec le grand public de multiples façons afin d’enrichir le savoir ethnologique du Québec. Il est le récipiendaire de nombreuses distinctions qui soulignent la valeur de son œuvre, dont le prix Hommage du comité francophone d’Icomos-Canada, le prix Marius-Barbeau de l’Association canadienne d’ethnologie et de folklore ainsi que la médaille Luc-Lacourcière attribuée par l’Université Laval à l’auteur du meilleur ouvrage sur l’ethnologie des francophones en Amérique du Nord. Son œuvre, vivante, instructive et toujours d’actualité, obtient la reconnaissance du milieu et rayonne internationalement. Plus encore, elle lui vaut le respect des communautés étudiées, peu importe leur culture d’origine.

Guy Bertrand

Langagier prolifique, Guy Bertrand n’est pas seulement une référence sur le plan linguistique pour la Société Radio-Canada, au sein de laquelle il œuvre depuis plus de vingt-cinq ans. Avec beaucoup de tact, il exerce en effet son influence à propos de la langue française sur un très grand nombre de personnes.

Depuis quarante ans, toute sa démarche linguistique repose sur l’efficacité langagière. Son plus grand souhait est que tous comprennent l’intérêt d’utiliser le français avec rigueur et précision. Pour lui, l’appropriation de ce précieux outil est la meilleure façon de bien communiquer ses idées. « Lorsque l’on s’exprime clairement, on communique plus efficacement », explique-t-il.

Ce passionné de la langue débute à la Société Radio-Canada comme traducteur et conseiller linguistique en 1991. Il y devient premier conseiller linguistique en 2004, poursuivant ainsi son engagement à trouver les mots justes et à en faire la promotion par tous les moyens. Grâce à des milliers de chroniques et de capsules, il multiplie ses interventions sur toutes les tribunes. Sa contribution très dynamique au bon usage de la langue française s’inscrit dans un partage accessible et généreux de son savoir avec les francophones d’ici et d’ailleurs. Préoccupé par la fragilité de la langue française, et conscient de son unicité, il en favorise le rayonnement.

La page Web Le français au micro avec Guy Bertrand a été consultée par des centaines de milliers de personnes provenant des quatre coins du globe. En 2005, son œuvre se propage encore davantage avec le projet international « 50 ans, 50 nouveaux mots », auquel il participe en soumettant une quinzaine de capsules qui mettent à l’honneur autant de mots typiques du Québec. Depuis 2012, l’estimé langagier collabore d’ailleurs avec les Éditions Robert à titre de personne-ressource pour l’ajout de québécismes et de canadianismes aux nouvelles éditions du Petit Robert.

Son savoir, il le transmet également avec doigté et libéralité aux immigrants par l’entremise de chroniques spécialisées présentées de 2008 à 2012 sur les ondes de Radio-Canada International. À travers elles, Guy Bertrand rend plus intelligibles – comme il sait si bien le faire – les particularités du français québécois pour les nouveaux arrivants. Sachant que la langue peut s’avérer pour eux la meilleure alliée au quotidien, il facilite ainsi leur intégration.

Impressionnant locuteur et communicateur, Guy Bertrand possède aussi des talents de rédacteur qui l’ont amené à contribuer à nombre d’importantes publications sur la langue française. La politique linguistique de la radio française de Radio-Canada, conçue en 2000 et renouvelée quatre ans plus tard par l’ajout de la télévision, est unique en son genre dans l’ensemble de la francophonie. Marie-Éva de Villers, récipiendaire du prix Georges-Émile-Lapalme 2006, dépeint avec admiration cet important ouvrage aux effets démultipliés ne s’adressant pas uniquement au personnel de la Société Radio-Canada, mais bien à tous les auditeurs et auditrices.

Au fil des ans, Guy Bertrand, ce pédagogue par excellence, a partagé avec le public ses connaissances et sa passion pour la langue française, riche de mots et de particularités. Très engagé auprès des jeunes, il leur répète sans cesse l’importance de bien maîtriser leur langue maternelle, non seulement pour bien se faire comprendre, mais également pour se distinguer et défendre leurs idées. Les deux tomes de ses recueils intitulés 400 capsules linguistiques font partie des ouvrages recommandés aux étudiants. S’y ajoutent les dictées publiques, exercices scolaires et jeux linguistiques, qui ne sont que des exemples du legs bien palpable de Guy Bertrand aux générations actuelles et futures.

Grâce à une action et des réalisations des plus concrètes, celui qui soutient que le français d’ici est plus vivant et prolifique que jamais est, tout comme sa langue maternelle chérie, bien plus présent qu’il ne le croit dans nos vies.

Éric Gauthier

Dialoguer avec l’histoire pour créer de la modernité, voilà ce en quoi se surpasse l’architecte Éric Gauthier depuis deux décennies. Novateur et préoccupé par la pérennité de ses réalisations, il leur confère une signature des plus contemporaines. Appréciés de leurs usagers, ses ouvrages se distinguent par leur équilibre et leur audace responsable qui assurent la continuité entre passé et présent. Ginette Noiseux, la directrice générale et artistique d’Espace Go, dit de ceux-ci qu’ils racontent une histoire.

L’homme se caractérise par sa discrétion mesurée, son engagement réfléchi et son intérêt éthique pour la construction. Pour lui, l’architecture est d’abord ce qui nous abrite et nous représente. Selon Georges Adamczyk, professeur titulaire à la Faculté de l’aménagement de l’Université de Montréal, « son œuvre distinctive, à la fois locale et universelle, est une contribution unique et exceptionnelle à la culture du Québec ».

Diplômé de l’École d’architecture de l’Université Laval au début des années 1980, Éric Gauthier est recruté par la firme qui deviendra peu après Les architectes FABG, au sein de laquelle il est maintenant associé principal. Il se fait rapidement remarquer, notamment en 1991 lors de la conception de sa propre maison, qu’il décrit pourtant comme « un digne bricolage réalisé avec les moyens du bord ». « Je suis architecte. Comment accepter dans ma vie privée la résignation et le conformisme que je reproche à autrui? J’aime bâtir. Pour le plaisir de le faire », dit-il.

Éric Gauthier dirige la conception et la réalisation de nombreux projets de nature institutionnelle, particulièrement dans le domaine culturel, avec constance, précision et plaisir tactile. Ceux-ci reposent sur les principes esthétiques et éthiques d’une pratique irréprochable.

L’architecte est reconnu pour la qualité de ses interventions en contexte patrimonial et trouve le bonheur dans le fait de recycler et de transformer des installations existantes. « Je souhaite simplement que ce que je fais demeure pertinent plus tard, confie-t-il. L’architecture, c’est ce qui dure, ce qu’on laisse derrière soi. »

Le savoir-faire d’Éric Gauthier est particulièrement mis en lumière dans la reconversion d’une station-service de l’île des Sœurs – qui avait été échafaudée par nul autre que Mies van der Rohe – en Centre communautaire intergénérationnel. Le résultat exalte aussi bien les férus d’architecture que les amateurs de partout à travers le monde.

Les réalisations architecturales signées Éric Gauthier, toujours justes, sûres et élégantes, se trouvent dans toutes les régions du Québec et confirment son talent. Le Monument-National, la Biosphère, le théâtre Espace Go, le Théâtre de Quat’Sous, l’École nationale de théâtre du Canada, le siège social du Cirque du Soleil et celui de la Caisse de dépôt et placement du Québec figurent parmi ses projets qui ont nécessité des solutions innovatrices sur le plan technique. Les réussites de l’architecte ont été soulignées par deux médailles du Gouverneur général du Canada, trois prix Orange décernés par Sauvons Montréal et pas moins d’une douzaine de prix d’excellence de l’Ordre des architectes du Québec.

Une exposition rétrospective accompagnée d’une monographie a été consacrée à Éric Gauthier à la Maison de l’Architecture du Québec ainsi qu’au Centre d’exposition de l’Université de Montréal. En 2014, il a été sélectionné pour présenter son travail au sein d’une exposition de groupe à l’occasion de la Biennale de Venise.

Éric Gauthier transmet avec passion ses connaissances en architecture; son œuvre est d’ailleurs étudiée dans plusieurs lieux d’enseignement.

Louise Lecavalier

Icône de la danse contemporaine, Louise Lecavalier crée, interprète, explore et se réinvente sans relâche depuis quarante ans. Totalement investie dans sa profession depuis 1977, elle pratique son art dans un esprit de constante recherche. Dans sa représentation inédite du corps de la femme sur scène et son acharnement à innover et à repousser ses limites à l’extrême, la danseuse emblématique a révolutionné la danse contemporaine. Intense et charismatique, elle est un modèle d’intégrité et de rigueur professionnelle.

Louise Lecavalier étudie le ballet classique et la danse moderne à Montréal et à New York. En début de carrière, elle se joint aux compagnies de danse Pointépiénu et Nouvelle Aire; elle travaille également pour des chorégraphes montréalais indépendants.

En 1981, elle fait la rencontre du jeune chorégraphe Édouard Lock. Leur collaboration provoque une onde de choc dans l’univers de la danse et lui donne un nouveau souffle. La symbiose entre ces deux artistes, convaincus que la danse peut parler autrement de l’humain, se poursuit jusqu’en 1999. Leur parcours commun avec La La La Human Steps est jalonné d’œuvres aux titres devenus mythiques, notamment Oranges, Businessman in the Process of Becoming an Angel, Human Sex, New Demons, Infante et 2, et de collaborations d’envergure avec David Bowie, Frank Zappa… Créations et tournées se succèdent à un rythme étourdissant, et la troupe, avec son énergie rock débridée, fait fureur à chacune de ses apparitions dans les théâtres et festivals internationaux, contribuant à un élargissement et à un renouvellement du public de la danse.

Figure de proue de la compagnie, d’une présence irradiante et d’une audace physique inouïe, Louise Lecavalier sera la plus éclatante incarnation du langage chorégraphique et scénique imaginé par Lock. Pour ce dernier, elle a su réinventer la relation entre l’interprète le public, qu’elle a touché par son courage, sa vulnérabilité et son honnêteté. On dira d’elle qu’elle est «  la danseuse la plus brillante et la plus tragique de notre époque » (Melody Maker, Londres). Elle quitte La La La Human Steps en 1999, marquant ainsi un tournant important de sa carrière.

Depuis 2005, Louise Lecavalier continue l’exploration de la danse contemporaine au sein de Fou Glorieux, sa propre compagnie. Dans une dizaine de productions, elle poursuit, en solo et en duo, une quête, tant physique que psychique, fondée sur la virtuosité, le dépassement de soi et la prise de risques.

« J’ai imaginé mon corps plus grand, plus enveloppant, plus puissant, plus subtil, plus parlant. J’ai imaginé que pour que mon esprit et mon âme vivent et témoignent, il leur fallait traverser mon squelette, mes veines, mes os et ma peau.

J’ai imaginé une danse, et en dansant, j’ai vu apparaître des monstres puissants et chimériques.

Je danse et me bats de toute ma force humaine pour que mon esprit, ébloui de mille beautés et contradictions, s’incarne. Je n’ai pas voulu laisser le corps en dehors de l’émoi et du chavirement de vivre ici, avec les autres, dans ce siècle. »

Dans la foulée de cette seconde carrière, elle n’hésite pas à aborder de plein fouet la création chorégraphique. So Blue et Mille batailles, ses deux premières créations à part entière, constituent des propositions chorégraphiques radicales et survoltées dans lesquelles elle laisse entendre sa voix, éminemment personnelle. Les deux œuvres connaissent un vif succès dans différentes saisons de danse et lors de festivals prestigieux en Amérique du Nord et du Sud, en Europe et en Asie.

Louise Lecavalier se fait remarquer en diverses occasions par sa participation à des émissions de télévision, des expositions de photographies, des publicités, des défilés. Elle prend aussi part à des expositions muséales comme Corps rebelles, une œuvre présentée au Musée de la civilisation, à Québec, en 2015; et au Musée des confluences, à Lyon, en 2016. On la retrouve également comme interprète dans plus d’une dizaine de films, de documentaires et de vidéos. Elle décroche même un rôle à Hollywood dans le film Strange Days, réalisé par Kathryn Bigelow.

En plus de la reconnaissance internationale de ses pairs, quatre décennies d’engagement total dans le milieu de la danse lui ont jusqu’ici valu de nombreux prix et distinctions, notamment un Bessie Award qu’elle est la première Canadienne à remporter en 1985.

Pour Louise Lecavalier, la danse est synonyme de partage.

Véritable légende de la danse du XXe siècle, elle inspire des générations d’artistes et de spectateurs depuis ses tout premiers pas sur scène et elle continue d’imprimer sa marque dans le XXIe siècle, à la fois comme danseuse et comme chorégraphe.

Normand de Bellefeuille

De façon aussi soutenue que diversifiée, Normand de Bellefeuille habite la vie littéraire québécoise depuis plus de quarante ans. Il s’y investit comme écrivain, journaliste, critique, professeur, conseiller, éditeur ainsi que comme directeur littéraire et directeur de collection. Du poème au roman en passant par la nouvelle et l’essai, il utilise sa plume avec intelligence et audace, mariant profondeur humaniste et créativité.

L’œuvre de Normand de Bellefeuille, issue du formalisme incarné, se renouvelle et étonne. Mature, elle habite pleinement le moment. Originale, elle repose sur un juste équilibre entre poésie intimiste et réflexion sur la littérature. Toute en finesse, elle explore en profondeur diverses thématiques, dont la mort, la féminité et la douleur. Forte, elle allie l’expérimentation à la vie elle-même dans une forme qui se veut accessible.

Normand de Bellefeuille obtient un baccalauréat en études françaises et histoire de l’art de l’Université de Montréal en 1972, puis une maîtrise en études françaises en 1973. Sa bibliographie de près d’une quarantaine d’ouvrages, à laquelle s’ajoute une centaine de critiques et d’analyses théoriques, est diffusée dans nombre de publications québécoises, canadiennes-anglaises et étrangères.

Les poèmes de Normand de Bellefeuille sont édités pour la première fois en 1974, aux Herbes rouges. L’alliance entre l’auteur et cette maison d’édition dure jusqu’en 1991 et permet la parution de plusieurs poèmes, d’un roman, d’une pièce de théâtre ainsi que d’un ouvrage de fiction. Titré Lascaux, ce dernier constitue une œuvre hybride où se mêlent habilement les genres. Il en va de même pour Le livre du devoir, dans lequel les poèmes prennent la forme du récit; la poésie de Normand de Bellefeuille n’en étant que plus accessible. Le prix Émile-Nelligan lui est d’ailleurs attribué pour cette œuvre afin de souligner l’émancipation de la nature même du poème.

En 1986, l’auteur publie l’essai poétique À double sens, qui repose sur un important travail de recherche. Dans cet ouvrage, il tente d’exprimer les références poétiques de son œuvre. Il est alors perçu comme étant innovateur, car rares sont les poètes qui se livrent à un tel effort d’interprétation.

Dans les années 1990, Normand de Bellefeuille publie quatre œuvres qui obtiennent autant de récompenses : Obscènes, Notte Oscura, Nous mentons tous et La marche de l’aveugle sans son chien. Il y aborde des thèmes humanistes et généalogiques qui marquent l’imaginaire de ses lecteurs. S’ensuivent deux de ses recueils les plus appréciés, soit Chroniques de l’effroi et Catalogues affectueux, dans lesquels il exploite l’angle autobiographique, voire intimiste. Il voit ces deux œuvres singulières récompensées notamment par le Prix littéraire du Gouverneur général du Canada. Enfin, les années 2000 sont marquées par la dimension expérientielle de son écriture.

Généreux de sa passion et désireux de la partager, Normand de Bellefeuille est chargé de cours au Département d’études littéraires de l’Université du Québec à Montréal, de 1975 à 1977, et professeur de littérature, de communication et d’histoire de l’art au Collège de Maisonneuve, de 1972 à 1997. « Je souhaite que l’on retienne de moi ma volonté de passer au suivant mon savoir et mes connaissances », dit-il. Patrick Lafontaine, directeur littéraire des Éditions du Noroît, estime que Normand de Bellefeuille « a non seulement pris part à l’institution littéraire québécoise et qu’il l’a nourrie de l’intérieur, mais qu’il a également participé à la formation plus large, mais combien essentielle, de lecteurs par l’entremise de l’enseignement de la littérature ».

Au-delà de l’enseignement, on entend Normand de Bellefeuille à l’occasion de colloques internationaux, de conférences et de lectures publiques au Québec, au Canada, aux États-Unis et dans divers pays d’Europe. Il est également présent, à titre d’auteur, de lecteur, de concepteur, de recherchiste, de critique ou d’animateur, à de nombreuses émissions radiophoniques et télévisuelles.

Michèle Cournoyer

La femme est d’une grande douceur; ses réalisations cinématographiques, percutantes. Dans le milieu du cinéma d’animation, pour lequel le Québec est reconnu internationalement, Michèle Cournoyer se distingue par ses œuvres d’un grand esthétisme dans lesquelles le corps et l’inconscient occupent une place de premier plan. Ses créations universelles et intemporelles, sans mot dire et en un court laps de temps, impriment une trace indélébile depuis quarante-cinq ans.

Des études en photographie, en arts graphiques et en cinéma d’animation à l’école des Beaux-Arts de Québec et de Montréal mènent Michèle Cournoyer en Angleterre, puis en Italie. C’est là qu’elle s’imprègne de ce que les arts contemporains offrent de mieux sur la scène internationale; elle y découvre le mouvement dadaïste, qui lui inspirera ses premiers films d’animation. Au Hornsey College of Art, à Londres, elle réalise en photos peintes L’homme et l’enfant, tandis que la commune d’Urbino lui inspire Spaguettata.

Son retour au Québec marque ses débuts dans le monde du long métrage. Elle collabore comme directrice artistique, costumière et scénariste à plusieurs films importants de la nouvelle vague québécoise, dont La vie rêvée de Mireille Dansereau et La mort d’un bûcheron de Gilles Carle.

Anticonformiste, Michèle Cournoyer réalise ensuite de façon indépendante les courts métrages Toccata et Old Orchard Beach, P. Q, qui font preuve de beaucoup d’audace et de créativité. Dominé par la métamorphose, son style s’affine. En 1988, Dolorosa, son tout dernier film indépendant, marque la transition entre l’humour, présent dans ses premières réalisations, et la tragédie. Dans cette œuvre aussi viscérale qu’authentique, elle calque, à partir d’une prise de vue réelle, les pas de deux danseurs étoiles de la compagnie La La La Human Steps, dont Louise Lecavalier.

En 1989, avec La basse cour, Michèle Cournoyer remporte le concours Cinéaste recherché(e) du Studio d’animation du Programme français de l’Office national du film (ONF), où elle sera engagée comme réalisatrice. Cette œuvre plus personnelle marque un tournant dans sa carrière. Suivra Une artiste, un court métrage réalisé en rotoscopie numérique, inspiré de la Convention des Nations unies relative aux droits de l’enfant.

À partir de 1999, la réalisatrice engagée porte à l’écran des problématiques sociales pour lesquelles elle privilégie le dessin, cru et pur, à l’encre sur papier. Avec Le chapeau, troublante exploration du thème de l’inceste, elle bouleverse les spectateurs du monde entier. Ce chef-d’œuvre est décrit comme un film coup-de-poing qui ne laisse personne indifférent. Michèle Cournoyer réalise ensuite Accordéon, une œuvre puissante qui se retrouve en compétition au Festival de Cannes, puis Robe de guerre, un film dans lequel les conflits armés sont ressentis à travers une femme kamikaze. Avec la même technique, Soif, en 2014, plonge littéralement le spectateur dans les dédales de l’alcool.

Source créatrice intarissable, Michèle Cournoyer se renouvelle sans cesse. En 2016, elle entreprend un nouveau film sur le thème des amours mortes où les images dessinées à l’encre prennent vie numériquement.

En mettant en scène la femme comme personnage principal de chacune de ses créations, voire en se plaçant elle-même au centre de son œuvre, Michèle Cournoyer transcende une intériorité rarement véhiculée à l’écran. Avec ses images sombres et surréalistes et son point de vue intrinsèquement féminin, elle livre des messages lourds de sens. « Mon langage, ce sont les images », dira cette cinéaste de l’intime.

Michèle Cournoyer obtient le Prix du Gouverneur général en arts visuels et en arts médiatiques. Ses films font rayonner le Québec sur la scène internationale et remportent plusieurs prix dans d’importants festivals, d’Annecy à Zagreb, en passant par Banff, Chicago, Dresden, Hiroshima, Montréal, Ottawa et Toronto. Le talent de la réalisatrice est également honoré par l’association Femmes du cinéma, de la télévision et des nouveaux médias, puis récompensé à deux reprises par l’Association québécoise des critiques de cinéma. Le chapeau est sélectionné à la Semaine de la critique dans le contexte du Festival de Cannes, en 2000 et, la même année, le Festival international du nouveau cinéma et des nouveaux médias fait la rétrospective de l’ensemble de ses œuvres. Enfin, Robe de guerre et Le chapeau sont couronnés de prix Jutra (aujourd’hui prix Iris du cinéma québécois). Reconnaissance ultime, Le chapeau figure au palmarès des cent plus importants courts métrages d’animation de tous les temps. L’œuvre de Michèle Cournoyer fait d’ailleurs l’objet de plusieurs études dans le milieu de l’enseignement.

Daoust-Lestage

« De l’urbain à l’objet. »

C’est cette vision multidisciplinaire et intégrée, issue d’une pensée « anti-silo », d’une lecture intelligente du lieu et d’une compréhension fine de la relation des gens avec l’espace qui font la signature de Renée Daoust et Réal Lestage. Voilà pourquoi chaque projet créé par leur firme semble se poser sur la ville telle une pièce de puzzle.

Elle est architecte et urbaniste. Lui est urbaniste. Et le duo se trouve derrière des réalisations remarquables : le Quartier international de Montréal, le Centre CDP Capital de la Caisse de dépôt et placement – rebaptisé Édifice Jacques-Parizeau en juin 2016 –, le Quartier des spectacles, la place des Festivals, la promenade Samuel-De Champlain, l’esplanade du Parlement à Québec et le centre d’excellence Glendon de l’Université York à Toronto, pour ne nommer que celles-ci. En effet, une centaine de prix provinciaux, nationaux et internationaux attestent du rayonnement de l’œuvre.

« Cette approche où l’on aborde chaque projet à une macro-échelle tout en voulant le résoudre dans le moindre détail a toujours teinté notre pratique », relate Réal Lestage. Le Quartier international en est un exemple. La vision urbanistique de l’ensemble, la résolution architecturale du Centre CDP Capital, la conception des espaces publics – la place Jean-Paul-Riopelle et le square Victoria – jusqu’à la réalisation du mobilier intérieur partagent la même philosophie de design adoptée par la firme.

Or, la maîtrise de toute cette série d’échelles ne s’acquiert pas en un battement de cils. Seules une pratique bien ancrée et une approche cohérente permettent de trouver le juste équilibre. Un habile dosage auquel Daoust Lestage parvient avec brio.

Dans les endroits conçus par le duo, on respire d’aise. La ligne de conduite : des réalisations de facture sobre, mais jamais simpliste, une qualité sans compromis, un sens pointu du détail et la pérennité des gestes pour le caractère intemporel. « Les espaces publics et les bâtiments qui vieillissent bien et qui demeurent pertinents résultent de gestes simples et structurants posés au départ », estiment les associés.

Un autre aspect essentiel de leur démarche est de créer avec le génie du lieu, c’est-à-dire la personnalité spécifique de chacun des sites. « L’histoire se raconte en couches successives, et il ne faut pas surligner toutes les époques de la même façon. La recherche iconographique alimente le processus de conception et vise à exploiter le potentiel évocateur de nos interventions », explique Renée Daoust.

C’est ainsi que l’intervention contemporaine trouve une résonance avec l’environnement. La tour située au quai des Cageux de la promenade Samuel-De Champlain en est une illustration convaincante. Sa forme apparentée à ces empilements de bois le long du littoral au temps de la construction navale du XIXe siècle évoque la réminiscence du lieu, la mémoire profonde du site.

Un saut au commencement des années 1980 rappelle les débuts modestes des deux jeunes diplômés. Contexte économique oblige : tout roule au ralenti. N’empêche, ils se souviennent des bénéfices tirés de cette époque. « Cette période a permis de prolonger en quelque sorte nos études de maîtrise et d’affirmer notre personnalité professionnelle en développant, au fil de nombreuses études réalisées, une approche plus articulée de notre intervention de l’urbain à l’objet », souligne Réal Lestage.

Avec quelques années d’expérience en poche, une volonté certaine et une passion à l’état brut, le tandem fonde, en 1988, le bureau montréalais de la firme reconnue de Québec, Gauthier Guité Roy. Puis, avec le départ progressif des associés, l’antenne devient Daoust Lestage.

« Il y a eu des rencontres extraordinaires qui ont jalonné notre parcours, soutient Renée Daoust. Aurèle Cardinal a exercé son influence d’abord comme professeur et, plus tard, comme notre premier employeur. Melvin Charney nous a transmis de précieuses connaissances, notamment les outils de compréhension du milieu urbain. Puis Gauthier Guité Roy nous ont livré des enseignements clés : miser sur la simplicité et la sobriété, avoir du plaisir à pratiquer notre métier et s’assurer de la qualité de l’approche conceptuelle jusqu’à l’exécution. »

Aujourd’hui, le duo est formel : la réussite des projets réalisés tient en grande partie au talent exceptionnel des professionnels de l’agence triés sur le volet depuis bientôt trente ans.

Puis le sentiment de satisfaction se mesure au succès de fréquentation des lieux et à la qualité reconnue des espaces construits, lesquels tiennent souvent à cette synergie entre l’espace public et l’espace bâti.

Encore à ce jour, les associés perçoivent chaque nouveau projet comme « une sorte de privilège, une opportunité rare, une grande responsabilité » face à cette contribution modeste de chacune des interventions à la création du patrimoine de demain.

Rita Letendre

L’art abstrait – cette tendance qui a changé le cours de l’histoire de l’art québécois – est indissociable du nom de Rita Letendre. Dès le début de sa carrière, la jeune peintre émerge de l’anonymat par sa force plastique puisée à même la couleur et la lumière. À observer ses œuvres, sa vie apparaît comme un véritable kaléidoscope éclairé par un faisceau lumineux.

Étudiante à l’École des beaux-arts de Montréal en 1948, Rita Letendre ressent peu d’affinités avec l’art figuratif. Elle trouve davantage sa voie et son style au contact du groupe naissant des Automatistes formé autour de Paul-Émile-Borduas. Ce dernier l’amène vers la liberté artistique et la découverte de soi par l’art. « Il m’a appris que peindre n’est pas de reproduire ce que l’on voit, mais plutôt d’en montrer l’esprit. » Des mots qui résonnent fortement pour cette artiste dont la quête inlassable aura été de comprendre l’univers et la vie au fil de ses œuvres.

Mais bien avant, il y a eu sa grand-mère pour lui ouvrir les yeux. « Elle m’a fait apprécier la beauté des manifestations de la nature dès la petite enfance. C’est peut-être de là que vient toute ma carrière. Cette femme extraordinaire a été ma source d’inspiration parce qu’elle sentait la vie, la vraie vie, même si elle ne savait ni lire ni écrire. Pourtant, elle comprenait mieux la vie que bien des écrivains et des poètes. »

Évidemment, il fallait carburer à l’audace pour être une femme peintre de 19 ans dans un groupe d’artistes non conformistes, en pleine époque du Refus global. « On dit que je suis un esprit rebelle », glisse-t-elle en riant. Qui oserait en douter? Rita Letendre témoigne avoir évolué peut-être plus aisément comme femme dans un milieu artistique d’avant-garde qu’au sein de la société comme telle. « Au moins, je n’avais plus à me défendre d’être une femme. Nous étions des peintres contestataires à la recherche d’un nouveau langage. » N’empêche, son cran a pavé la voie aux femmes artistes des générations suivantes.

Dès sa première exposition, La matière chante, en 1954, elle reçoit l’assentiment de ses pairs et de la critique. Puis, d’un courant à l’autre, d’une technique à l’autre, d’une expérimentation à l’autre, l’artiste se range dans une catégorie à part par ses dialogues vibrants entre mouvement, lumière et couleur. Son exploration du hard edge donne naissance à ses grandes flèches colorées, devenues son thème de prédilection et un emblème du Québec artistique des années 1960. « Je voulais alors comprendre l’espace infini. »

À la même période, Rita Letendre réalise une impressionnante fresque, Sunforce, sur un mur du California State College de Long Beach. Après quoi les commandes d’œuvres d’art public affluent de partout, laissant la signature de l’artiste dans de multiples lieux. Somme toute, la pertinence de sa démarche et la qualité de son corpus ont fait voyager ses œuvres dans plusieurs pays, récoltant sur leur passage les critiques élogieuses. Aujourd’hui, ses tableaux enrichissent les collections tant privées que publiques.

Si elle a vécu dans plusieurs villes en Europe, aux États-Unis et au Canada, son atelier demeure son réel chez-soi, où qu’il soit. « Il y a un million de choses que je ne pourrai jamais exprimer en mots, mais que je pourrais mettre sur une toile. » C’est ainsi que son art aura été source et refuge pour la réflexion. Sa peinture aura incarné sa parole. Et son œuvre, son chemin de vie.

Bernard Derome

« Merci pour votre confiance, pour votre fidélité, que nous avons voulu honorer en retour par le souci de présenter une information qui soit respectueuse de votre intelligence, une information qui a un sens. »

C’est sur ces mots que Bernard Derome signe son dernier Téléjournal en décembre 2008, après 33 ans comme chef d’antenne de cette émission phare de la Société Radio-Canada (SRC). Lui qui en avait pris la barre au tout jeune âge de 26 ans, en pleine crise d’Octobre.

« J’étais presque encore en culottes courtes. À l’époque, je ne sais pas si j’étais tout à fait conscient. J’espère que mes patrons l’étaient, eux, parce qu’ils prenaient tout un risque, à mon avis. […] La crise d’Octobre, c’était du jamais vu chez nous. »

Or, les patrons remportent leur pari. Bernard Derome devient le témoin privilégié et la figure familière des événements charnières du Québec moderne, tout en se faisant l’artisan d’innovations marquantes en matière d’information télévisée. Ainsi, il inspire quelques générations de journalistes.

Un regard dans le rétroviseur nous ramène en 1963, alors que Bernard Derome intègre le service de l’information de la station CJBR de Rimouski, considéré comme le grand poste-école de la SRC. Après un court passage à la SRC d’Ottawa en 1965, il joint l’équipe montréalaise des émissions nationales Présent et Aujourd’hui. Au contact de ses mentors Michèle Tisseyre, Wilfrid Lemoyne et – un peu avant – Miville Couture, il apprend son métier.

Le Québec se libère alors de l’atmosphère oppressante du duplessisme. Aujourd’hui devient donc la première émission où des élus du gouvernement formé par Jean Lesage rendent compte publiquement de leur gouvernance.

« Un vent de fraîcheur s’amenait. Autant on inventait et bâtissait la télévision, autant on inventait et bâtissait un État du Québec qui pouvait servir les francophones. Plusieurs jalons – l’éducation, la culture, la Caisse de dépôt et placement, etc. – ont alors marqué le Québec et continuent de le marquer. C’était une période fébrile. »

Avec une petite poignée de journalistes, Bernard Derome fait œuvre de pionnier. Soir après soir, ses bulletins de nouvelles explorent et font vivre à un auditoire vaste et varié la profondeur et la complexité de l’humanité. Le présentateur érudit trouve un plaisir évident à partager le fruit de son travail avec le public afin de l’amener à mieux saisir notre réalité et la portée des événements dans les coins chauds du monde.

À présent, on parle du style Derome caractérisé par un propos réfléchi et livré sur un ton juste, posé et accessible. Si l’on associe spontanément objectivité et journalisme, l’homme de média préfère parler d’honnêteté. « Comme disait un professeur de philo : « L’objectivité est une illusion nécessaire. » Je crois que la réelle limite du pouvoir de l’information demeure l’honnêteté. »

N’empêche, après avoir animé trois soirées de référendums et plus d’une vingtaine d’élections fédérales et provinciales, il aura su conserver ce sourire objectif, ni trop à gauche ni trop à droite, au moment d’annoncer le parti gagnant. « Certains m’ont dit : tu votes de tel côté. D’autres : tu votes de l’autre bord. Cela a bien fait mon affaire. »

Depuis 2008, le journaliste sait se renouveler, notamment en mettant en place et en animant les séries documentaires Le show-business québécois : du big bang à aujourd’hui, Les années Derome, Mon Dieu, Les grands moyens, Crise d’identité et, enfin, Identité dans la diversité. Puis il apparaît même là où le public ne l’attend pas. Ainsi, l’homme au français rigoureux et à la voix reconnaissable entre mille campe ce rôle improbable du narrateur de Série noire, une série à l’humour débridé diffusée à la SRC. « C’est un scénario éclaté et intelligent. Et j’ai toujours défendu une télé intelligente. … Mais à certains moments, je me demandais si j’allais passer à travers ce que j’avais à lire. »

Aujourd’hui, la solide réputation de Bernard Derome repose sur des valeurs bien senties : la rigueur, la ténacité, l’intégrité et le respect de la langue. Il se dit fier d’avoir remporté des batailles liées à la crédibilité du journalisme, en particulier celle qui veut que les personnes associées au service de l’information ne prêtent plus leur image et leur voix à la publicité. « La crédibilité est ce qu’il y a de plus important à établir. Et une fois que l’on croit l’avoir acquise, il s’agit de la maintenir et la cultiver. C’est encore plus difficile. »

En quelque cinquante ans de carrière, Bernard Derome aura bâti une crédibilité aussi profonde que son influence. Car il aura largement contribué à l’émancipation intellectuelle, citoyenne et culturelle de la société québécoise.

Alanis Obomsawin

Cinéaste d’origine abénaquise, Alanis Obomsawin a consacré sa vie et son œuvre à militer pour les siens, à défaire les préjugés et à refaire les perceptions. Chacun de ses documentaires raconte un fragment de l’histoire contemporaine des peuples des Premières Nations. Chacun de ses films est intimement lié à son vécu. « Je suis d’une époque où l’on parlait des Blancs et des Sauvages. Nous n’étions même pas citoyens de notre propre pays. »

Enfant, Alanis Obomsawin fréquente une école près de Trois-Rivières, après avoir quitté sa réserve d’Odanak. Membre de la seule famille amérindienne du milieu, elle y vit l’exclusion et la violence. « Dans ce temps-là, l’histoire du Canada était enseignée de manière raciste, oppressante et dangereuse. On parlait des méchants Sauvages qui scalpaient les bons Blancs. À la fin du cours d’histoire, je savais ce qui m’attendait. Je ne pouvais pas retourner chez nous sans me faire battre sur le chemin du retour. C’est pour cette raison que j’ai grandi en voulant changer le système d’éducation. »

Une histoire du Canada bien différente des récits que les adultes de sa communauté racontent, le soir, à la lueur de la lampe à l’huile. Un autre monde, une vie très proche de la nature, des animaux. Des récits qui deviennent source d’inspiration.

Jeune adulte, Alanis Obomsawin prend son bâton de pèlerin et va d’une école à l’autre porter ces histoires et les chants traditionnels des siens. « Je voulais que les enfants entendent notre histoire, directement de nous. » Puis une série d’événements lui ouvre les portes d’un studio de l’Office national du film, là où elle peut réaliser ses premiers films qui deviendront du matériel éducatif à large portée. « C’était la première fois que l’on avait un produit professionnel adressé aux professeurs. C’était une voix directe. »

De fil en aiguille, elle devient documentariste. Au cœur de sa filmographie se dessinent des créations sans compromis, au regard sensible et sans apitoiement, révélant la condition humaine, le désenchantement et les espoirs des peuples des Premières Nations. En somme, le cinéma d’Alanis Obomsawin consolide la mémoire, s’attarde aux opinions et libère la parole.

Les événements de Restigouche, Richard Cardinal : le cri d’un enfant métis, Kanesatake : 270 ans de résistance (film couronné par 18 prix internationaux), Le peuple de la rivière Kattawapiskak et Hi-Ho Mistahey : ce ne sont là que quelques illustrations d’une œuvre riche de 49 ans de rencontres humaines, d’images saisissantes et de témoignages profondément touchants. Inspirée par la tradition orale des Premières Nations, Alanis Obomsawin enregistre d’abord la voix des gens durant de longues heures avant de sortir la caméra. « J’ai beaucoup de respect pour la parole qui dicte la vraie histoire. Je peux ainsi mieux comprendre et savoir comment je vais réaliser mon film. »

Toute sa vie, la cinéaste prolifique et mondialement reconnue a travaillé en cohérence avec ses convictions et ses valeurs. Elle a mené sa démarche avec détermination, force, espoir et honnêteté pour montrer aux gens que tout est possible. « Je suis très contente de mon chemin. Il y a quelques années seulement, j’ai réalisé que je pouvais presque dire merci à tout ce qui m’est arrivé. Cela m’a poussée à agir, ce que je n’aurais pas fait si j’avais eu la vie facile. »

À l’aube de ses 84 ans, encore active professionnellement, elle s’apprête à lancer son plus récent film, We Can’t Make the Same Mistake Twice, au Festival international du film de Toronto (TIFF). En parallèle, elle réalise sa prochaine production toujours avec la même intention : encourager les gens des communautés des différentes Premières Nations qui se battent dans leur coin pour des changements. Car le passé l’aura prouvé : l’addition des actions de chacun transforme les attitudes et les perceptions.

« J’ai eu la chance de voir beaucoup de progrès arriver pour notre peuple et je ne peux m’empêcher de penser que nous allons vers une ère meilleure. J’ai tellement confiance. » Voilà probablement le souffle d’espoir qui explique comment Alanis Obomsawin a pu aborder des réalités sombres tout en demeurant cette femme si lumineuse.

Noëlle Guilloton

Recevant pour cette année 2016 le prix Georges-Émile-Lapalme, Noëlle Guilloton voit confirmée sa vision du Québec en tant que société francophone nécessitant des repères linguistiques fiables. Cette réalité, elle en connaît parfaitement les tenants et les aboutissants, puisque ses compétences en terminologie, en orthographe, en grammaire et en rédaction l’ont amenée vers plusieurs engagements dans des organismes, associations et sociétés, Radio-Canada, par exemple, où elle a participé à la vaste tâche de garantir la diffusion d’un impeccable français des médias « d’un océan à l’autre ».

Ce sont néanmoins ses années – et ses remarquables états de service – au sein de l’Office québécois de la langue française qui ont été pour Noëlle Guilloton les plus déterminantes. « J’ai travaillé à l’Office, dit-elle, pendant de belles et productives décennies, à une époque charnière pour l’avenir du français au Québec. » La linguiste ajoute que ce Prix du Québec qui lui est remis cette année comporte une forte charge émotive pour elle. En effet, Georges-Émile Lapalme qui a donné son nom à ce prix est celui-là même qui, en 1961, a créé l’Office de la langue française (OLF), en même temps que le ministère des Affaires culturelles. « Heureuse coïncidence qui boucle la boucle de façon émouvante pour moi, d’autant que ce prix récompense l’excellence en matière de langue française – qui a fait intégralement partie de ma vie tout au long de mon parcours professionnel… et dure toujours. »

Par une ironie du destin, la formation première de Noëlle Guilloton était orientée vers la langue de Shakespeare. « Hé oui! j’ai fait une licence d’anglais à l’Université de Montpellier. C’est dans ma nouvelle patrie, au Québec, que je me suis tournée vers la terminologie française. » Depuis la fin des années 1970, Noëlle Guilloton participe à l’aventure de l’aménagement linguistique au Québec. Un défi et une somme de travail collectif immenses. À telle enseigne que, avec quelque 100 000 demandes de consultations annuelles dans les années 1990, les services linguistiques de l’OLF ont fait la preuve irréfutable que la société québécoise était prête à intégrer les notions d’excellence, d’exactitude, de concision et de précision dans tous les usages du français écrit et parlé. « Question de pédagogie », résume Noëlle Guilloton, qui se souvient qu’on ironisait sur les probabilités de voir le garagiste du coin changer ses shock absorbers en amortisseurs. « Et défi relevé, puisque, comme de nombreux autres domaines d’activité, le secteur de l’automobile se fait aujourd’hui une fierté d’utiliser un français technique de qualité. Preuve qu’on doit toujours s’adresser à l’intelligence des gens. » Voilà les valeurs qui l’ont inspirée pour la revue grand public d’information sur la langue française Infolangue dont elle fut la rédactrice en chef.

Parmi les nombreux apports de Noëlle Guilloton à l’expertise linguistique au Québec, il en est un qui est passé à l’histoire et à l’usage. Le français au bureau est le titre de cette réalisation remarquable, en l’occurrence un ouvrage de référence édité aux Publications du Québec. Noëlle Guilloton est l’une des principales auteures de ce volume qui, publié une première fois en 1977 sous la direction d’Hélène Cajolet-Laganière, est devenu, six rééditions plus tard, l’un des grands succès de librairie du Québec. L’ouvrage fait partie des indispensables de tout étudiant ou professionnel qui doit écrire… c’est-à-dire de presque de tout un chacun. De fait, approchant les 1000 pages imprimées et numérisées, il a franchi le cap des 700 000 exemplaires. Éminemment sensible à la nécessité d’une langue en phase avec son époque, Noëlle Guilloton a aussi, et tout au long de son engagement, insisté sur l’avantage technologique. Elle a également contribué à rendre la langue toujours plus accessible par des initiatives comme le Téléphone linguistique et qu’elle a participé à la tenue de la Dictée des Amériques, au contenu du Grand dictionnaire terminologique ou encore à celui du dictionnaire Usito en ligne de l’Université de Sherbrooke.

Terminologue agréée et conseillère linguistique chevronnée, Noëlle Guilloton est une praticienne cherchant sans cesse à donner raison au lexique… par l’exercice de la raison. Éclairer nos rapports à la langue d’un jugement limpide et d’une pénétrante vigilance, telle est l’attitude qui a fait d’elle l’une des personnalités ayant, en matière linguistique, fait du Québec un modèle cité dans toute la Francophonie. « Et pas seulement dans l’espace francophone, précise-t-elle aussitôt. Des contrées comme la Catalogne se sont beaucoup inspirées de notre expérience en aménagement de leur langue d’usage. »

Enfin, pour Noëlle Guilloton, la vie de la langue comporte, au-delà de ses aspects pratiques, un côté magique qui s’exprime en littérature, en poésie surtout, et rejoint la dimension culturelle et artistique essentielle de l’existence.

Lorraine Vaillancourt

À l’évocation du prix Denise-Pelletier qui lui est remis cette année, Lorraine Vaillancourt confie ressentir une puissante émotion. « Je suis d’autant plus honorée de cette prestigieuse récompense que j’ai une admiration sans borne pour Denise Pelletier, l’une des très grandes actrices de l’histoire du Québec. Mon cœur a toujours balancé entre les mots et les sons, entre le théâtre et la musique. À 16 ans, emportée par le courant familial, j’ai finalement privilégié la musique. »

Attirée, fascinée par la complexité de certaines œuvres à l’étude, Lorraine Vaillancourt choisit rapidement la musique de son temps comme « terrain de jeux »! Diriger les créations de ses contemporains – une discipline exigeante et peu connue du grand public – devient une passion, impérieuse et généreuse, qui ne l’a jamais quittée tout au long d’une prolifique carrière.

C’est en 1968, fraîchement émoulue du Conservatoire de musique de Québec (contrepoint, harmonie, analyse, histoire, musique de chambre, direction d’orchestre, violoncelle et piano, tout de même!), que Lorraine Vaillancourt est partie parfaire son apprentissage du piano et de la direction d’orchestre à Paris, auprès d’Yvonne Loriod, pianiste réputée, ainsi que de Pierre Dervaux, chef d’orchestre et professeur à l’École normale de musique de Paris, qui, incidemment, sera directeur artistique de l’Orchestre symphonique Québec de 1968 à 1975.

On est alors pendant la très remuante période de mai 1968. « Il régnait une effervescence extraordinaire qui favorisait la créativité dans toutes les sphères culturelles. En musique, cela s’exprimait par un grand nombre de créations radicalement modernes. »

De retour au pays, Lorraine Vaillancourt entre à la Faculté de musique de l’Université de Montréal, où enseignent alors le compositeur et chef d’orchestre Serge Garant, figure de proue dans le milieu de la musique contemporaine, ainsi que le compositeur Bruce Mather. « Avec eux, j’ai fait des pas de géant », dit-elle. À la tête de l’atelier de musique contemporaine de cette faculté dès 1974, cofondatrice des Événements du neuf qui offriront au public montréalais 12 saisons de concerts consacrés à la musique d’aujourd’hui (1976-1988), elle crée en 1989 le Nouvel Ensemble Moderne (NEM), première formation du genre au pays. Pari audacieux et brillamment relevé. En plus de 25 ans, le NEM a présenté des spectacles dans tous les grands festivals, et ses tournées l’ont amené en Australie, en Chine, au Japon, à Singapour, aux États-Unis, au Mexique et dans de nombreux pays d’Europe.

Le NEM a aussi enregistré trente-deux disques et interprété des centaines d’œuvres de répertoire ou originales issues de tous les horizons, notamment du Canada.

Cofondatrice de la revue Circuit, Lorraine Vaillancourt est aussi régulièrement invitée à diriger des ensembles et orchestres ici et à l’étranger. En 1991, elle met sur pied, avec le NEM, le Forum international des jeunes compositeurs, événement biennal dont la 13e mouture se déroule en ce moment même à Montréal. Depuis la première édition du Forum, le NEM a accueilli une centaine de jeunes compositeurs de tous les continents. En résidence à l’Université de Montréal, le NEM propose chaque année de nombreuses activités aux étudiants de la Faculté de musique (séminaires, classes de maître, lecture d’œuvres, conférences…). « Tout ce travail auprès des jeunes interprètes ou compositeurs me tient particulièrement à cœur; il est essentiel de préparer le terrain pour l’avenir. Et l’avenir est du côté de cette jeunesse; c’est là que se trouvent les talents bruts qui vont permettre à notre discipline de continuer à vivre. »

Lorraine Vaillancourt poursuit sa démarche en cofondant, en 1994, les Rencontres de musique nouvelle, qui se tiendront, 20 ans durant, dans le décor inspirant du Domaine Forget de Charlevoix, accueillant compositeurs et interprètes qui gravitent autour du NEM.

Lorraine Vaillancourt passe cette année le relais. Quittant l’enseignement après 46 ans à l’Université de Montréal, elle se retire également de la direction artistique du NEM tout en conservant la direction musicale… non sans laisser poindre une part d’inquiétude face à l’avenir. « Les diffuseurs se font moins présents, moins ouverts. Il semble qu’on soit devenu plus frileux face à ce qui n’est pas formaté pour la multitude. »

Pourtant, assure la « maestra », il suffit souvent d’un peu de fréquentation pour susciter l’enthousiasme, et même un attachement profond aux musiques de son temps… Encore faut-il pouvoir les entendre et savoir les écouter! « Autant d’œuvres, autant d’invitations au voyage », conclut-elle.

Jules Bélanger

Prêtre, pédagogue et citoyen engagé, Jules Bélanger se voit décerner le prix Gérard-Morrisset en raison de l’immense travail qu’il a accompli pour la reconnaissance du patrimoine culturel québécois – particulièrement celui de la Gaspésie –, un héritage sans lequel, dit-il, nous serions sans mémoire ni destination.

Passionné d’histoire, de littérature et de sémiologie, monsieur Bélanger est un fier Gaspésien ayant pris fait et cause pour la conservation de la culture et des témoins de l’histoire du Québec. « Ce sont, dit-il, des éléments essentiels à notre identité et à notre destinée, car ils sont chargés de connaissances et de traditions qui font de nous ce que nous sommes : un peuple à nul autre semblable. »

Né en 1929 à Nouvelle dans la baie des Chaleurs, Jules Bélanger a entrepris tout jeune d’étudier et d’interroger son environnement, « marchant les terres » du canton, puis arpentant les prés, les bois et les villages en observateur assidu et attentif. « J’étais, dit-il, curieux de tout et toujours désireux d’apprendre. »

C’est tout naturellement que le jeune homme s’est tourné vers les études supérieures. « J’y étais encouragé par mon père. Il était forgeron et peu scolarisé, mais il professait une foi totale en l’instruction. »

Jules Bélanger décroche donc son baccalauréat ès arts à l’Université Laval, puis son baccalauréat en théologie au Holy Heart Seminary d’Halifax, complétant ensuite sa formation par une maîtrise en philosophie, puis par un doctorat en littérature française.

Hormis ces exils épisodiques, il n’a jamais envisagé de s’éloigner bien longtemps de sa Gaspésie. Lié pour la vie à ses forêts, ses rivages, son estuaire et ses habitants, il y a exercé avec passion le métier d’enseignant, profession qui a par ailleurs teinté l’ensemble de son engagement social et communautaire. Entre autres initiatives, il a mis sur pied et présidé le comité d’implantation du Cégep de la Gaspésie et des Îles, participé aux assises du Conseil supérieur de l’éducation et travaillé au sein du groupe ayant pour mission, en 1995, de mettre la table pour une première politique culturelle du Québec.

Fasciné par le pouvoir des communications, Jules Bélanger a joué un rôle très actif dans la création de Radio-Gaspésie et de l’hebdomadaire Le Pharillon. Parmi ses nombreuses contributions, l’on compte aussi sa participation à la fondation du Centre des Jeunesses musicales canadiennes de Gaspé ainsi qu’à la mise en place de la Fondation de la Société historique de la Gaspésie.

L’une des réalisations les plus impressionnantes de monsieur Bélanger demeure la publication, en 1981, de la monumentale Histoire de la Gaspésie, pour laquelle son apport a été déterminant, tant sur le plan de la rédaction que sur ceux du financement, de l’édition et du recrutement des collaborateurs. « Documenter l’histoire d’une région de façon aussi précise, scientifique et globale, cela ne s’était jamais fait au Québec, se remémore-t-il. Mais c’était essentiel, car il y avait eu des moments regrettables où, semblant oublier notre héritage, on a ouvert greniers et sous-sols à des brocanteurs étrangers qui venaient acheter pour quelques dollars notre patrimoine matériel. Cela n’arriverait plus de nos jours, parce que nos gens sont plus conscients de la valeur de leur patrimoine. » Le succès d’Histoire de la Gaspésie a été tel qu’il a inspiré nombre d’initiatives semblables. Aujourd’hui, la collection « Les régions du Québec », inaugurée par cette première publication, couvre l’ensemble du territoire québécois.

Cependant, l’un des plus grands sujets de fierté de Jules Bélanger demeure le musée d’histoire qu’il a contribué à fonder à Gaspé. Modèle du genre, le Musée de la Gaspésie, inauguré en 1977, a fait école, entraînant la création au Québec de plusieurs musées régionaux.

Lorsqu’il jette un coup d’œil par-dessus son épaule, Jules Bélanger distingue clairement le fil directeur de son existence : celui du métier d’enseignant qu’il n’a au fond jamais cessé de pratiquer. « D’une certaine façon, dit-il, ma vie se résume au titre de mon livre Ma Gaspésie, le combat d’un éducateur. Qu’est-ce donc en effet que le rôle d’éducateur, si ce n’est de travailler à l’émergence des forces libératrices d’un peuple? »

Claude Jasmin

Romancier, essayiste, poète et scénariste engagé, Claude Jasmin reçoit le prix Athanase-David pour une carrière et une œuvre qui ont marqué profondément la littérature québécoise.

Né à Montréal en 1930, Claude Jasmin est un enfant de la Petite-Patrie, origine dont il est d’autant plus fier que le nom de ce quartier, aujourd’hui passé à l’usage, est un hommage au roman, puis à la télésérie du même nom qu’il a créés, au début des années 1970.

À l’instar des Michel Tremblay, Yvon Deschamps et bien d’autres qui témoignent du formidable essor culturel du Québec au siècle dernier, il a grandi dans un milieu modeste.

Comme d’innombrables jeunes créateurs talentueux, Claude Jasmin est passé par la Roulotte de Paul Buissonneau, parcourant les parcs aux côtés du fondateur du Théâtre de Quat’Sous pour offrir le rêve et la magie aux enfants de Montréal. Buissonneau – qui est aussi le Picolo bien connu des jeunes téléspectateurs d’alors – reconnaît en Jasmin une recrue aux multiples qualités d’acteur, de décorateur et de marionnettiste. Ce fut le début d’une longue amitié brodée d’une folle créativité. Paul admirait le talent de Claude, et Claude aimait comme un frère ce Français qui, se souvient-il, « sacrait en québécois et parlait aux enfants sans complaisance, d’égal à égal ».

Après cette initiation à la création, le jeune Jasmin n’est déjà plus le même. C’est dit : il sera artiste ou rien. Il est bientôt scénographe-décorateur, métier qui l’amènera à passer par le Quat’sous et lui donnera une profession établie aux émissions jeunesse de Radio-Canada. Comme plusieurs de ces polyvalents pionniers de la société d’État, il collabore de multiples façons à jeter les bases de la télévision québécoise naissante. Entre autres habiletés, il démontre de belles aptitudes de scénariste, ce qui lui ouvre une première porte vers les métiers de l’écrit.

En 1958, Claude Jasmin ose un premier roman, Et puis tout est silence, qui est rapidement suivi de deux autres, La corde au cou, puis Ethel et le terroriste. Un auteur prolifique est né.

En 1965 survient le choc que provoque Pleure pas Germaine, livre événement précurseur d’une nouvelle littérature québécoise. L’ouvrage est écrit entièrement en joual, pour l’authenticité, mais aussi comme pied de nez aux tenants du « bien perler », qu’il associe à une culture mal assurée.

Avec Pleure pas Germaine, Claude Jasmin gagne la consécration. Et il ne laissera pas passer sa chance de devenir écrivain. Depuis, il n’a jamais cessé d’écrire, tissant sans relâche une œuvre dense, forte et prolifique.

Le nombre des livres de Jasmin dépasse aujourd’hui la cinquantaine, auxquels il faut ajouter ses multiples collaborations journalistiques, médiatiques, dramaturgiques, cinématographiques. Véritable homme-orchestre de sa profession, Claude Jasmin a donné avec une égale maîtrise dans l’essai, le journalisme, la critique et la scénarisation.

Ne dédaignant pas la polémique, il se frotte volontiers au commentaire politique, plaidant passionnément pour ce Québec qu’il chérit par-dessus tout. C’est toutefois du côté de la fiction qu’il déploie toutes les nuances de son immense talent. On a parlé d’un style télévisuel pour qualifier sa facture inimitable. C’est évidemment un euphémisme, et, de toute façon, Jasmin ne saurait se résumer à une formule. Ses contes et ses romans sont colorés et criants de vérité. Ses personnages, tantôt livrés aux tourments du désir et du destin, tantôt dépeints avec sarcasme, tantôt imprégnés de romantisme, témoignent d’une plume généreuse et lumineuse, unique dans notre littérature. L’auteur, lui, reste campé dans la position de l’homme de lettres sans compromis, tel qu’il a toujours été, toujours vivant, toujours debout.

Michel Drouet

La plupart des gens font tout ce qu’ils peuvent pour fuir les ennuis. Michel Drouet, lui, va au-devant d’eux! Cet ingénieur physicien a passé sa carrière à relever des défis technologiques pour des entreprises. « Ce qui me passionne, c’est de résoudre des problèmes, précise-t-il. Je suis un bricoleur, un créatif, un non-conformiste. J’aime trouver des solutions inédites. »

De toute évidence, il a eu bien du plaisir au fil des ans. Cet inventeur prolifique a obtenu vingt brevets pour des procédés industriels à haute température. Il a notamment mis au point des technologies pour produire de l’aluminium, des torches pour incinérer les déchets, de la poudre pour imprimer des objets en 3D. Ses innovations sont utilisées aux quatre coins du monde, au Québec et du Japon jusqu’en Afrique du Sud.

Dire que ce visionnaire se destinait à devenir mécanicien automobile. « Mon plan a mal tourné, hein? » lance-t-il avec humour. Michel Drouet grandit dans le village français de Grandvilliers auprès de sept frères et sœurs. Dans sa famille, on n’étudie pas longtemps. À l’école technique, une professeure lui conseille toutefois de poursuivre sa formation, en lui offrant même les cours d’anglais requis pour l’admission au cours d’ingénieur. Grâce à elle, il obtient un diplôme d’ingénieur mécanique à Paris. Suivront une maîtrise en aéronautique au Massachusetts Institute of Technology et, en 1967, un doctorat en physique à l’Université de Montréal.

Michel Drouet est aussi persévérant que curieux. Rien ne peut l’empêcher de tester une idée qui lui vient. « Je n’accepte jamais un concept comme du bon pain. Je goûte avant », dit-il.

Cette histoire en témoigne. En 1975, lors d’une conférence, il entend un spécialiste raconter qu’on a mesuré des champs magnétiques intenses autour de plasmas produits par une puissante impulsion laser. Le plasma, un état de la matière, se présente dans ce cas comme une boule de feu. Une idée frappe le jeune homme. S’il y a des champs magnétiques là-dedans, il doit bien y avoir des courants électriques, non? Dès son retour, il se rend à Varennes, à son laboratoire à l’Institut de recherche d’Hydro-Québec. Il fixe une minuscule sonde de courant à une plaque de cuivre et déclenche l’impulsion laser. Il mesure vingt mille ampères dans la boule de feu. C’est énorme! Sa découverte fascine la communauté scientifique, en approfondissant la compréhension des phénomènes jouant un rôle dans une explosion nucléaire. L’ingénieur sera invité à présenter des conférences sur le sujet, entre autres dans plusieurs centres de recherche militaire, comme ceux de Los Alamos et de Livermore, aux États-Unis. Il en tirera aussi un doctorat d’État soutenu à l’Université de Paris en 1978.

Pour Michel Drouet, la science n’est pas un objectif en soi. C’est un moyen de produire quelque chose. « Le plus beau à mes yeux, c’est de voir mes inventions utilisées dans l’industrie », confie-t-il.

Le secteur métallurgique profite également de son regard novateur. L’ingénieur a consacré des années à améliorer la valorisation des écumes d’aluminium. Pour récupérer le métal contenu dans ces sous-produits d’usine, il fallait auparavant les chauffer dans des fours au gaz ou au mazout en y ajoutant des sels fondants nocifs pour l’environnement. Et si on utilisait plutôt une torche à plasma d’air? En 1987, il participe à la mise au point du procédé, qui sera implanté par Alcan dans une usine de Chicoutimi, vendue ensuite à la Scepter Aluminum Company.

Mais la technologie n’est pas parfaite, car le plasma d’air brûle une partie du métal récupérable. Lors d’une conférence, Michel Drouet se fait interpeller à ce sujet par des représentants d’une aluminerie italienne. Il dîne alors avec eux pour mieux comprendre leurs préoccupations en matière d’efficacité. À l’heure du café, il les remercie, en annonçant qu’il travaille déjà sur un système plus efficace. « C’était vrai… depuis cinq minutes. La technologie présentée avant le repas a été supplantée par celle inventée au dessert! » Dans ce nouveau dispositif, nommé DROSCAR, la torche est remplacée par deux électrodes de graphite dans une gaine d’argon, ce qui prévient la combustion d’aluminium. Des fours de ce type sont installés au Laboratoire des technologies de l’énergie de Shawinigan, mais aussi en France, au Japon et en Afrique du Sud.

« Michel Drouet a marqué à sa façon le monde de l’aluminium au Québec. Ses inventions et nouveaux procédés représentent des avancées importantes pour cette industrie », estime Marc Lefebvre, président de l’entreprise Entrepac, située à Baie-Comeau. En 1994, M. Drouet remporte d’ailleurs le trophée de l’Association québécoise pour la maîtrise de l’énergie.

En 1995, l’inventeur décide de quitter son emploi pour exploiter sa technologie de traitement des écumes d’aluminium DROSCAR. Malheureusement, la licence lui échappe. Mais un matin de décembre, il sent germer une nouvelle idée : il va fournir l’énergie requise pour la coulée du métal grâce à la combustion d’une partie du résidu de traitement. La technologie DROSRITE est brevetée deux ans plus tard.

« La nécessité est mère de l’invention, dit l’homme avec philosophie. Ça m’est arrivé de frapper un mur et de trouver une solution en l’espace de quelques secondes. Le processus inventif fonctionne étrangement. Une chose est sûre, il exige de la résilience. »

Michel Drouet s’attelle ensuite à un tout autre défi. En 1998, avec l’entreprise Perma, il perfectionne une torche à plasma d’air capable de consumer rapidement de grandes quantités de déchets. Le produit est adopté par la marine américaine, qui l’installe sur deux porte-avions. M. Drouet participera aussi à l’adaptation de cette technologie pour traiter les boues de l’incinérateur de Salaberry-de-Valleyfield.

Le projet dont il est le plus fier, c’est cette poudre de titane extrafine destinée à l’impression 3D. Cette technologie séduit l’entreprise AP&C, qui l’acquiert en 2004 et qui invite Michel Drouet à se joindre à elle afin qu’il améliore la qualité de cette poudre. L’ingénieur dote le réacteur d’un dispositif qui sépare la poudre de titane de la poussière ambiante. Le résultat : une substance pure et fluide, aux grains bien sphériques; un matériau de choix pour façonner une variété d’objets, dont les implants biomédicaux. L’usine AP&C de Boisbriand prospère, si bien que la firme suédoise Arcam l’acquiert en 2013 pour la somme de 35 millions de dollars.

De l’avis de Michel Drouet, l’impression 3D annonce une révolution industrielle à laquelle le Québec devra participer. « Il faut valoriser l’invention et prendre les mesures requises pour en tirer profit », plaide celui qui est maintenant chef scientifique de Technologies MGA, à Montréal. Par ailleurs, il participe aux essais en laboratoire d’un nouveau procédé de valorisation de déchets industriels. Non, sa carrière scientifique n’est pas terminée!

Quand il n’est pas en train de réfléchir à une future innovation, le lauréat du prix Lionel-Boulet 2016 discute des méandres de l’esprit humain avec sa conjointe, qui est psychologue. En retraçant sa propre carrière, il se trouve privilégié. « Jusqu’à maintenant, j’ai toujours eu des jobs qui m’ont permis de tester des idées farfelues, fait-il, un sourire dans la voix. Ça, c’est formidable. »

Mario Leclerc

Si Mario Leclerc faisait carrière en musique plutôt qu’en chimie, il serait un jazzman champion d’improvisation. Cet admirateur de Miles Davis et d’Oscar Peterson n’aime pas suivre un plan de travail rigide, car selon lui, il faut une dose de liberté pour faire naître une idée nouvelle. « La recherche, c’est vraiment de la création, expose-t-il. Comme les artistes, les chimistes créent des objets qui n’existent pas. Pour ça, il faut avoir un certain esprit expérimental. Quand on ajoute une touche d’improvisation à la science, ça donne l’innovation. »

C’est cette philosophie qui fait de Mario Leclerc un scientifique d’exception. En plus de ses 14 brevets, on lui doit plus de 260 articles, 170 conférences et 23 000 mentions dans des revues spécialisées, ce qui en fait l’un des chercheurs actifs les plus cités au Canada. En 2014, il reçoit une des bourses de recherche Killam remises aux chercheurs canadiens émérites toutes disciplines confondues, et l’Association francophone pour le savoir lui attribue le prix Urgel-Archambault pour les sciences pures et appliquées. Par ailleurs, la société d’information Thomson Reuters l’a inclus dans sa liste des savants qui ont changé le monde en 2014 et en 2015. Pas étonnant que le gouvernement du Québec lui décerne le prix Marie-Victorin, qui souligne une carrière remarquable en sciences naturelles et en génie.

Cette distinction récompense des décennies d’efforts soutenus. Entre le moment où l’on imagine un produit et celui où l’on trouve la bonne combinaison de molécules, il peut s’écouler des années. « Heureusement que je ne suis pas seul là-dedans. Une quinzaine de personnes participent aux recherches menées dans mon laboratoire », précise d’emblée le directeur de la Chaire de recherche sur les polymères photoactifs et électroactifs du Conseil de recherches en sciences naturelles et en génie du Canada, à l’Université Laval.

Quand le jeune Mario s’initie à la chimie, à 15 ans, il est loin de penser qu’il a rencontré son destin et qu’il poursuivra ses études dans ce domaine jusqu’à obtenir un doctorat de l’Université Laval. Il fait ensuite deux stages postdoctoraux, dont un en Allemagne, au réputé Institut Max-Planck de recherche sur les polymères.

Sans trop s’en rendre compte, il tombe dans un champ d’étude d’une richesse inouïe. En langage scientifique, on parle de polymères photoactifs et électroactifs. « En mots simples, je travaille sur les plastiques, résume-t-il. Les matériaux que j’étudie ont les mêmes principes de base que vos sacs de poubelle! » Sauf que ses sujets favoris présentent deux attributs intéressants. D’abord, ils conduisent l’électricité. Ensuite, ils sont colorés; pas comme les contenants vendus dans le commerce, dont le plastique transparent est teint avec des pigments, mais de façon naturelle. « Cette classe de matériaux offre un potentiel époustouflant, raconte le chercheur. À mes débuts, je passais mon temps à me dire : tiens, ça peut faire ça aussi… »

Le professeur Leclerc installe peu à peu son laboratoire. Au tournant des années 2000, il s’attelle à une tâche incroyable, celle visant à mettre au point un matériau capable de détecter des maladies, notamment le sida. Comment cela fonctionne-t-il? Lorsqu’il est mis en contact avec du matériel génétique, ce plastique particulier peut repérer des séquences d’ADN. « Si une séquence est spécifique à une bactérie ou à un virus, alors le polymère change de couleur. Il passe du rouge au jaune. C’est un peu comme mesurer le pH d’une piscine. » Cette avancée majeure, réalisée en collaboration avec le Centre de recherche en infectiologie de l’Université Laval, permet de diagnostiquer des maladies de façon simple et rapide. Elle a été classée parmi les dix plus grandes découvertes québécoises de 2005 par le magazine Québec Science, et est aujourd’hui exploitée par l’entreprise québécoise GenePOC.

Après cette aventure en milieu biomédical, le chercheur décide de se pencher sur les piles solaires. Un défi radicalement différent. Et pourtant, il met en jeu la même classe de plastiques. Pour fabriquer une pile solaire, il faut un matériau qui absorbe la lumière et conduise l’électricité. Les polymères photoactifs et électroactifs possèdent une structure chimique tout indiquée. « Le défi consistait à trouver le meilleur compromis entre la captation de la lumière et le transport de l’électricité. On a inventé des plastiques qui absorbent la lumière le plus largement possible, mais qui conservent une formule capable de générer des électrons. » Un nouveau groupe de polymères vient au monde. Faciles à fabriquer, ils pourraient permettre de produire des cellules photovoltaïques à bon marché. Ces polymères sont commercialisés par la jeune entreprise québécoise Brilliant Matters, fondée par deux docteurs en chimie formés dans ce laboratoire.

« Le travail du professeur Leclerc sur les piles solaires plastiques a des retombées directes sur la science comme sur la société, car ces percées technologiques permettront le développement de dispositifs qui […] produiront une énergie renouvelable à très faible coût », écrit le physicien américain Alan J. Heeger, lauréat d’un prix Nobel, qui a cosigné plusieurs articles avec le scientifique québécois.

Si Mario Leclerc voulait passer un message, ce serait celui-ci : les scientifiques travaillent fort pour être utiles à la société. « Même en recherche fondamentale, on tente d’être pertinents. Pour faire ce métier, il faut avoir l’impression que ça va donner quelque chose. Sinon, on n’arrive pas à se lever chaque matin. » L’évolution de son laboratoire reflète d’ailleurs les grands débats scientifiques des dernières années, qui concernent par exemple le décryptage du génome humain (polymère détecteur d’ADN) et les changements climatiques (piles solaires). « Il faut être attentif à ce qui se passe dans le monde, estime le fondateur du Centre québécois sur les matériaux fonctionnels, qui regroupe une soixantaine de chercheurs. Les étudiants nous aident beaucoup à cet égard. Deux ou trois jeunes se sont joints à mon équipe parce qu’ils voulaient travailler sur l’énergie solaire et contribuer ainsi à la protection de l’environnement. »

Sa plus grande fierté réside d’ailleurs dans les personnes qu’il a formées. « Je dis à mes étudiants que je veux faire d’eux de meilleurs chimistes, mais aussi de meilleurs citoyens. Quand un jeune affirme que j’ai contribué à son succès dans la vie, rien ne me touche davantage », dit ce père de deux jeunes adultes. Doué pour la vulgarisation, il a été nommé à cinq reprises « professeur étoile » par ses étudiants.

Dans ses temps libres, Mario Leclerc aime se détendre en famille et aller au cinéma. Marié à une pianiste de formation, il écoute beaucoup de musique. Sa discothèque contient-elle Hymn to Freedom, l’ode à la liberté composée par Oscar Peterson? Ça pourrait être la chanson-thème de ce scientifique à la fois créatif et rigoureux, qui a su percevoir la musique des molécules.

John A. Hall

Lorsque la Grande-Bretagne a choisi de quitter l’Union européenne, le 23 juin 2016, John Hall était à Londres, au plus près de l’action. « Je ne pensais pas que le choix du Brexit l’emporterait, mais finalement, il a obtenu 52 % des votes. Comme quoi bien des mouvements sociaux échappent au jeu des prédictions », dit ce maître de la sociologie.

L’approche interdisciplinaire de John Hall, à la croisée de la sociologie, de l’histoire et de la politique, en fait l’un des plus fins observateurs de la réalité contemporaine. Ce professeur en sociologie de l’Université McGill a publié plus d’une trentaine de livres et est auteur ou coauteur d’une soixantaine de chapitres de livres et d’autant d’articles. Il a été professeur invité à l’Université Queen’s de Belfast, à la London School of Economics de Cambridge, à la Copenhagen Business School de l’Université de Copenhague et à l’Université centrale européenne de Prague. Il a reçu le prix Marcel-Vincent de l’Association francophone pour le savoir et a été nommé membre de la Société royale du Canada. Bref, il était taillé sur mesure pour obtenir le prix Léon-Gérin, qui représente la plus haute distinction accordée à une chercheuse ou à un chercheur pour l’ensemble de sa carrière dans l’une des disciplines des sciences humaines et sociales.

« Très peu de penseurs contemporains peuvent se targuer d’avoir apporté une contribution aussi remarquable à des débats cruciaux en sciences sociales », estime son homologue Grzegorz Ekiert, directeur du Centre d’études européennes Minda de Gunzburg, à Harvard.

À Manchester, à la fin des années 1960, le jeune Anglais remporte une bourse pour étudier l’histoire moderne à Oxford. Les bouleversements phénoménaux qui secouent cette époque l’incitent toutefois à passer aux sciences sociales après son baccalauréat. « Je voulais comprendre où allait le monde et quelles étaient les forces en jeu », résume John Hall de sa voix feutrée. Après un stage aux États-Unis, l’étudiant obtient un doctorat combinant sociologie et histoire à la London School of Economics. Recruté comme professeur, il crée avec deux collègues le séminaire Patterns of History, qu’on pourrait traduire par « Les schémas de l’histoire ». Ce cours contribue à faire connaître une discipline novatrice, la sociologie historique comparative, qui consiste à examiner le passé pour analyser le présent. « On ne peut pas comprendre le monde en étudiant les sociétés depuis 1945 seulement, explique le spécialiste. Il faut développer une conscience de l’histoire. »

C’est en publiant Powers and Liberties, en 1985, que John Hall acquiert une renommée. L’ouvrage présente une analyse de la montée en puissance de l’Occident, et est salué sur les campus comme dans les médias. Il lui vaut une invitation à Harvard, où il enseigne durant quatre ans avant de se joindre à l’Université McGill en 1990.

Entre-temps, le sociologue démonte les rouages de la mobilisation citoyenne. À son avis, les mouvements sociaux ne naissent pas de la société même, mais de la manière dont l’État traite ses citoyens. C’est le cas des révolutions politiques comme des courants patriotes ou des luttes de classes. Ainsi, lorsque le gouvernement de Margaret Thatcher a restreint le pouvoir local en Écosse, dans les années 1980, le sentiment nationaliste s’est exacerbé, ce qui a poussé les Écossais vers la rébellion. À l’inverse, lorsque l’Irlande du Nord a donné plus de latitude à la minorité catholique, la région s’est apaisée. « Si l’État vous permet de faire entendre votre voix, vous avez tendance à demeurer loyal; sinon, vous cherchez une porte de sortie, résume-t-il. Les citoyens exclus tendent à se radicaliser. Les États sont stables quand accordent de l’espace aux gens. »

L’intellectuel pousse plus loin sa réflexion en publiant The Importance of Being Civil, un essai portant sur le concept de société civile. Cette entité englobe-t-elle tous les groupes indépendants qui tentent d’influencer le gouvernement? Ce n’est pas le cas, selon lui. « Al-Qaïda est un groupe fort, mais il ne contribue pas à la société civile, illustre-t-il. Être civil, c’est se mettre d’accord pour être en désaccord. C’est une vision commune qui permet l’expression de différends à l’intérieur de certaines limites. » Cet idéal est plus facile à atteindre dans les pays présentant un gouvernement d’esprit libéral, une économie en croissance et un accès à la citoyenneté pour les immigrants.

Son prochain essai, à paraître bientôt, portera sur un phénomène intrigant baptisé « paradoxe de la vulnérabilité ». John Hall étudie l’étonnante compétitivité de quelques États de petite taille et de population homogène. Ces pays, qui semblent a priori mal outillés pour affronter la concurrence, parviennent à transformer leurs apparentes limites en facteurs de succès. En témoigne la prospérité de la Suisse et de la Scandinavie. « Comme ils se savent vulnérables, ils agissent plus vite pour assurer leur survie, précise le penseur. Leur taille modeste leur confère rapidité et flexibilité. » Dans les années 1930, le Danemark était terrifié par l’ascension de Hitler en Allemagne; il a modifié sa politique internationale et introduit des mesures d’aide sociale qui, plus tard, ont contribué à en faire un pays florissant. Bien sûr, la théorie comporte des exceptions, comme la Grèce, qui frôle aujourd’hui la faillite. La leçon demeure néanmoins instructive pour une nation modeste comme le Québec.

Concrètement, à quoi sert la sociologie, monsieur Hall? « À évaluer nos options, répond-il spontanément. L’homme se bute toujours à des contraintes; il ne fait pas du monde ce qu’il veut. Mais quand il saisit les limites de ses actions, il saisit aussi ce qu’il peut accomplir. Il jauge mieux son espace de manœuvre. »

Quelque quarante ans après avoir donné ses premiers cours, le professeur Hall enseigne toujours avec plaisir. Il transmet à la relève sa prédilection pour la philosophie française de tradition libérale, allant de Michel de Montaigne à Raymond Aron. S’y ajoutent les classiques de la sociologie signés par Karl Marx, Max Weber et Émile Durkheim. « Enseigner la pensée critique est ce qui me rend le plus heureux dans ma carrière, confie-t-il. J’essaie d’apprendre aux étudiants à voir le monde à travers leurs propres yeux. » L’Association des étudiants en sociologie de l’Université McGill l’a d’ailleurs nommé, en 2015, « le professeur le plus éclairant ».

Dans ses temps libres, John Hall pratique le ski et le tennis. Il saisit chaque occasion de jouer une partie d’échecs. « Et je lis une quantité ridicule de romans », confesse-t-il sans remords. Le nouvel ouvrage qu’il prépare synthétisera ses théories maîtresses sur les nations et les États.

Denis Richard

Dès l’obtention de son doctorat, Denis Richard désirait valoriser les connaissances qu’il avait acquises durant ses études et les mettre au service de la société. À 63 ans, le réputé physiologiste peut être fier non seulement d’avoir relevé ce défi avec brio, mais aussi de faire partie des meilleurs chercheurs au monde dans le domaine de l’obésité. Il se démarque comme étant un pionnier et l’un des leaders internationaux dans l’étude des mécanismes régissant le contrôle de la prise alimentaire et de la dépense énergétique, des facteurs déterminants de l’obésité. Ses quelque 265 articles scientifiques ont été cités à plus de 12 500 reprises, dont près de 5 000 fois au cours des cinq dernières années. Récemment, il a été invité à rédiger un article sur la balance énergétique et l’obésité dans la prestigieuse revue médicale Nature Reviews Endocrinology, article qui résume bien ses travaux et dont l’influence dans le milieu scientifique est considérable.

Le parcours exceptionnel du Dr Richard et sa contribution à la recherche lui ont valu prix et distinctions. Il a ainsi reçu en 2012 la médaille Gloire de l’Escolle de l’Université Laval, un honneur réservé aux Grands Diplômés de cet établissement d’enseignement. Il a également remporté le Prix 2008 des fondateurs Jean-Davignon et Paul-Lupien de la Société québécoise de lipidologie, de nutrition et de métabolisme. En outre, il est membre de l’Académie canadienne des sciences de la santé depuis 2009. Mais plus que tout, le Dr Richard se dit fier d’avoir toujours participé au développement de la recherche, et d’être resté productif et compétitif dans son domaine, en portant à la fois les chapeaux de chercheur et de directeur de recherche. En effet, en plus de son poste de professeur titulaire à la Faculté de médecine de l’Université Laval, le lauréat du prix Armand-Frappier est également directeur du Groupe interdisciplinaire de recherche sur l’obésité et titulaire de la Chaire de recherche sur l’obésité de l’Université Laval, ainsi que directeur du Centre de recherche de l’Institut universitaire de cardiologie et de pneumologie de Québec (IUCPQ).

« Le Dr Richard représente pour moi l’idéal du chercheur biomédical, combinant une rigueur et une intégrité scientifiques inébranlables, un appui continu à la formation de la relève, une vision clairement définie menant à des progrès scientifiques sur le long terme, ainsi qu’un leadership inspirant pour l’organisation et le développement des instituts scientifiques au Québec et au Canada », témoigne André Carpentier, endocrinologue et professeur au Département de médecine de l’Université de Sherbrooke. Le Dr Carpentier a collaboré avec Denis Richard, et avec François Haman de l’Université d’Ottawa, à établir un vaste programme de recherche innovateur qui a confirmé le rôle important du tissu adipeux brun chez l’humain. Les trois scientifiques ont d’ailleurs cosigné un article dans le prestigieux Journal of Clinical Investigation, qui explique comment la graisse brune peut contribuer à brûler des calories chez l’humain en favorisant la dépense énergétique. De ces travaux est né COLOSSUS (Complications de l’obésité à l’Université Laval et à l’Université de Sherbrooke), un partenariat de recherche interinstitutionnel unique dirigé par les Drs Carpentier et Richard et portant sur l’imagerie moléculaire du diabète, de l’obésité et des complications cardiovasculaires.

C’est avec son directeur de doctorat et son mentor Jacques Le Blanc, grand spécialiste de la physiologie et de l’adaptation au froid et lauréat du prix Marie-Victorin 1989, que Denis Richard s’intéresse d’abord à la graisse brune. « On savait à cette époque que ce tissu produisait beaucoup de chaleur et contribuait à augmenter la dépense énergétique chez les mammifères, raconte le chercheur. On doutait cependant de l’existence de cette graisse chez l’humain, jusqu’à ce que des études d’imagerie médicale réalisées au cours de la dernière décennie en révèlent sa présence. » L’intérêt que porte le chercheur à la graisse brune émerge de sa préoccupation à étudier de manière intégrée les mécanismes de régulation du bilan d’énergie. « L’équilibre énergétique dépend de contrôles exercés non seulement sur la prise alimentaire, mais aussi sur la dépense énergétique à laquelle contribue la thermogenèse de la graisse brune », révèle-t-il. Denis Richard cherche de fait à déterminer quels circuits et mécanismes neuronaux régissent les contrôles de la prise alimentaire et de la thermogenèse, ce processus de production de chaleur par l’organisme notamment par l’activation du métabolisme ou du tissu adipeux brun. Il veut ainsi comprendre les causes de l’obésité et élaborer des approches de prise en charge de cette maladie.

À travers tous ses projets de recherche et la production d’articles scientifiques, le professeur Richard a pris depuis 2000 les rênes de l’IUCPQ. En quelques années, il a réussi le tour de force de tripler l’espace de recherche et le nombre de chercheurs de l’institut. La quantité de publications scientifiques explose elle aussi. Sous sa gouverne, l’IUCPQ est devenu un centre de recherche majeur sur les facteurs de risque des maladies cardiovasculaires et respiratoires, ce qui inclut l’obésité. L’IUCPQ abrite un fort contingent de chercheurs en obésité rattachés à l’Université Laval, ce qui en fait l’un des vingt meilleurs instituts de recherche sur l’obésité sur plus de trente mille à l’échelle internationale. Mais la grande réussite du chercheur est d’avoir contribué à faire de l’obésité un lien central entre toutes les activités cliniques et scientifiques de l’institut spécialisé en cardiologie et en pneumologie. « Les maladies cardiaques et pulmonaires forment avec l’obésité un ensemble de problèmes interreliés que l’on qualifie de maladies chroniques sociétales, qui s’étudient de manière intégrée », affirme le physiologiste. Si le Centre de recherche de l’IUCPQ est aujourd’hui devenu un chef de file international, c’est en grande partie grâce au Dr Richard et à sa vision avant-gardiste.

Dans les prochaines années, le chercheur s’attaquera à la cinquième phase d’agrandissement de l’IUCPQ. Il veut également épauler la relève scientifique dans le défi de la recherche de financement. « J’aimerais redonner aux plus jeunes ce que j’ai reçu, en faisant bouger les choses du côté administratif », dit celui qui est animé par le même goût de la recherche qu’à la fin de ses études. Et question de donner le bon exemple, ce fervent défenseur des saines habitudes de vie continue à s’entraîner, notamment à la course à pied.

Carole Lévesque

Dès qu’elle a mis les pieds à l’école, Carole Lévesque a su qu’elle voulait y passer sa vie. « J’adore apprendre », soutient celle qui, à 66 ans, évolue toujours dans le milieu universitaire comme professeure titulaire et chercheure au Centre Urbanisation Culture Société de l’Institut national de la recherche scientifique (INRS). Sa curiosité et sa soif de connaissances l’ont amenée à devenir une anthropologue reconnue internationalement et une référence sur les questions autochtones au Québec. Et pour cause! Elle a passé l’équivalent de 5 années dans 45 communautés autochtones du Québec depuis 1974, et elle y séjourne encore régulièrement.

« J’ai très vite été préoccupée par l’histoire de l’humanité. Je voulais connaître les différents modes de vie, les peuples et les cultures, et je voulais comprendre ma place dans l’univers », révèle la lauréate du prix Marie-Andrée-Bertrand 2016. Aînée d’une famille de huit enfants, Mme Lévesque ouvre la voie pour ses frères et sœurs vers des études supérieures en collectionnant les diplômes : un baccalauréat et une maîtrise en anthropologie de l’Université de Montréal, suivis d’un doctorat en anthropologie sociale et culturelle de l’Université René Descartes/Sorbonne, Paris V. Son intérêt pour les Peuples autochtones (L’expression « Peuples autochtones » a un caractère juridique et légal reconnu par l’Organisation des Nations Unies. Lorsque le terme « peuple » est écrit sans majuscule initiale, il constitue l’équivalent du terme « population ». S’il est présenté avec une majuscule initiale, il désigne le premier peuple fondateur du Canada.) se confirme lors d’un stage à l’été 1973 aux Musées nationaux du Canada, à Ottawa. « On m’avait demandé de classer et de résumer des documents écrits par les premiers explorateurs et les anthropologues qui avaient côtoyé les Peuples autochtones au XIXe et au début du XXe siècles. J’ai lu tout l’été, fascinée par ces récits dont je conserve encore des copies, et que je relis à l’occasion », raconte-t-elle. À partir de cet instant, les sociétés autochtones sont devenues le centre de sa trajectoire.

Durant ses études, Carole Lévesque est très présente dans les communautés nordiques. Elle y apprend des rudiments des langues crie et inuktitut. Elle poursuit ses travaux de recherche sur la culture matérielle tout en travaillant comme conseillère pédagogique pour la Commission scolaire du Nouveau-Québec. Par la suite, elle travaille au sein de la Société d’énergie de la Baie James (SEBJ) comme anthropologue et agente de liaison auprès des populations d’Eeyou Istchee et du Nunavik.

Après son passage à la SEBJ, elle étudie pendant plusieurs années, en étroite synergie avec des instances et collaborateurs autochtones, divers enjeux liés au développement, aux savoirs autochtones et à la modernité. En 2001, elle crée DIALOG, le Réseau de recherche et de connaissances relatives aux peuples autochtones, au sein de l’INRS. Son objectif : favoriser et entretenir un dialogue constructif et éthique entre le monde universitaire et le monde autochtone, en mettant en valeur leurs systèmes de connaissances et leurs savoirs respectifs. Aujourd’hui, l’initiative d’avant-garde regroupe 50 chercheurs de 28 universités à travers le monde, 25 étudiants et 25 représentants d’organisations autochtones du Québec et d’ailleurs.

De ce partenariat est notamment née la banque documentaire Autochtonia, qui regroupe des publications scientifiques et spécialisées, y compris des productions issues du milieu autochtone. Plus de quatorze mille documents et deux cents ans de recherche et de travaux relatifs aux Premières Nations et aux Inuits du Québec sont ainsi disponibles en quelques clics, à l’aide de mots-clés. DIALOG donne aussi naissance, en 2007, au programme de formation de l’Université nomade, composé de sessions intensives d’apprentissage interactif favorisant la rencontre entre les savoirs autochtones et scientifiques. Le contenu de ce programme repose d’ailleurs sur une étroite collaboration entre chercheurs, spécialistes et intellectuels autochtones et non autochtones. Jusqu’à maintenant, douze éditions ont rassemblé quelque mille personnes à Montréal, à Val d’Or, au Mexique et en France. « Mme Lévesque a une grande capacité de rassembler les gens, d’animer les équipes les plus diverses et de construire des programmes de recherche très innovants, collectifs, stratégiques et féconds », témoigne Irène Bellier, directrice de recherche au CNRS, en France.

Animés par cette volonté de construire des ponts entre des mondes que l’histoire, la colonisation, le racisme et la différentiation économique opposent, Carole Lévesque et le réseau DIALOG forment, en 2008, l’Alliance de recherche ODENA, conjointement avec le Regroupement des centres d’amitié autochtones du Québec. Les travaux d’ODENA mettent en lumière des réalités encore très peu étudiées au Québec, soit celles des Autochtones vivant en milieu urbain. « Notre objectif est de comprendre les enjeux et les défis auxquels la population autochtone des villes fait face et de soutenir l’action collective des centres d’amitié autochtones », précise Mme Lévesque, qui dirige ODENA avec Édith Cloutier, directrice générale du Centre d’amitié autochtone de Val-d’Or. Cette dernière admire la rigueur intellectuelle de l’anthropologue, son engagement dans la recherche partenariale et la coproduction des connaissances, ainsi que son respect véritable des partenaires et des étudiants qui l’accompagnent dans toutes ses activités. « Les mémoires que nous déposons dans les commissions parlementaires se nourrissent abondamment des résultats de recherches qu’elle a menées et des analyses rigoureuses qu’elle produit en continu », indique Mme Cloutier.

Cette rigueur et cet engagement dans la recherche collaborative et la mobilisation des connaissances lui ont déjà valu plusieurs distinctions. Le prix Marcel-Vincent de l’ACFAS lui a été décerné en 2011 pour sa contribution à la connaissance des Peuples autochtones. En 2012, de concert avec son collègue Daniel Salée de l’Université Concordia, elle a obtenu le prix Jean Michel-Lacroix du Conseil international d’études canadiennes, lequel récompense le meilleur article publié en 2010 dans la Revue internationale des études canadiennes. En 2015, elle a également reçu le Prix d’excellence en recherche et création, volet Carrière, de l’Université du Québec.

Loin de s’asseoir sur ses lauriers, Carole Lévesque a récemment mis en place le partenariat de recherche international Le monde autochtone et les défis du vivre-ensemble : gouvernance, pluriculturalisme et citoyenneté. Ce projet vise à étudier et à faire connaître, avec l’implication étroite des acteurs autochtones, les initiatives de décolonisation, de reconstruction et de réconciliation sociales mises en avant par les Peuples autochtones. En 2016, la professeure de l’INRS a également fondé, avec ses collègues de DIALOG, la Classe des sages. Ce laboratoire vivant d’innovation sociale se déroule au sein d’une communauté autochtone et réunit des étudiants, professeurs, sages et intellectuels autochtones afin d’échanger sur la transmission des savoirs, de partager des récits et des expériences avec les aînés et de se familiariser avec les principes éthiques et épistémologiques de la recherche avec les Autochtones.

L’anthropologue de l’INRS compte continuer sur sa lancée et demeurer présente dans le domaine universitaire encore une bonne décennie. « Les Autochtones vivent des difficultés accentuées par des modes de vie qui se transforment rapidement, par les graves séquelles découlant des politiques d’assimilation, ainsi que par le manque de financement pour des logements adéquats et pour des services de santé et d’éducation culturellement sécurisants. Mais, en même temps, il faut prendre acte des projets novateurs qui voient le jour dans les communautés et les villes, faire connaître les initiatives visant à contrer les effets du colonialisme, et soutenir les partenariats qui se multiplient entre Autochtones et non-Autochtones. Je veux être là, en tant qu’anthropologue, pour m’instruire de cette modernité et contribuer, à travers DIALOG et nos nombreux projets de coproduction des connaissances, à la réconciliation entre les Peuples autochtones et la société québécoise » conclut Carole Lévesque.

Alan Evans

« Alan Evans est un trésor national, pense le professeur Jon Stoessl, directeur du Département de neurologie de l’Université de la Colombie-Britannique. Il a changé la neuro-imagerie pour en faire une discipline qui exploite d’énormes bases de données. Il a développé des méthodes et des systèmes qui facilitent le partage de ces banques de données entre les chercheurs du monde entier. Il a contribué à augmenter la compréhension des fonctions normales du cerveau. » Ce témoignage résume bien la contribution scientifique exceptionnelle du Dr Evans, lauréat du prix Wilder Penfield, devenu l’un des scientifiques les plus renommés dans les domaines de la neuro-imagerie, des neurosciences et de la neuroinformatique.

Le titulaire de la chaire James-McGill en neurologie, neurochirurgie, psychiatrie et génie biomédical à l’Institut et hôpital neurologiques de Montréal (le Neuro), à l’Université McGill, est surtout connu pour avoir contribué à cartographier le cerveau humain. Il a en effet codirigé pendant une dizaine d’années le projet Big Brain, qui a mené en 2013 à la mise en ligne d’une cartographie 3D haute résolution du cerveau, élaborée par une équipe de chercheurs du Neuro et du centre Forschungszentrum Jülich, en Allemagne. Cet outil accessible à tous sur Internet permet d’augmenter le grossissement des prises de vue sur le cerveau, jusqu’aux structures profondes et aux cellules, un peu comme on le fait avec Google Maps pour repérer les maisons d’une rue. « Cet atlas cérébral contient 125 000 fois plus de données qu’une imagerie par résonance magnétique, révèle le Dr Evans. C’est un outil qui aide les spécialistes à comprendre l’organisation interne de notre cerveau et qui facilite les recherches sur les maladies comme le parkinson et l’alzheimer. »

Pour Alan Evans, le monde s’arrête au cou, et le cerveau est le centre de tout. Il a donc consacré sa carrière à une meilleure compréhension de notre matière grise. Il a notamment été le premier chercheur à décrire en détail les changements morphologiques qui ont lieu durant un développement normal et anormal du cerveau.

« Dès que je me suis intéressé au cerveau, j’ai pensé que le futur des neurosciences résidait dans l’informatique, la puissance de calcul, le traitement et le partage des données », raconte le chercheur. À ses débuts, il y avait beaucoup d’argent injecté dans les tomodensitomètres (scanners), mais pas dans les ordinateurs pour analyser les données. La plus grande fierté d’Alan Evans est donc d’avoir réussi à associer la recherche sur le cerveau à l’informatique. Il se décrit d’ailleurs comme un scientifique horizontal, qui met au point des techniques pouvant être utilisées à plusieurs fins. Il a ainsi mis au point des méthodes et des outils statistiques novateurs pour mesurer l’épaisseur du cortex et la connectivité des neurones, mettant ainsi en évidence l’amincissement du cortex et les anomalies structurelles du réseau neurologique associés à l’âge et à la maladie d’Alzheimer. Le Dr Evans a conçu des biomarqueurs servant à diagnostiquer plus rapidement des maladies neurologiques et psychiatriques. Il a également redéfini le rôle de la neuro-imagerie en proposant des techniques et des outils analytiques qui sont maintenant utilisés mondialement. Par exemple, on sait que l’imagerie par résonance magnétique permet de prendre des images en 3D du cerveau pour comprendre les changements qui s’y opèrent au cours d’une vie. Mais en la combinant à la tomographie par émission de positrons (PET scan), on peut étudier l’accumulation de plaques amyloïdes dans le cerveau, considérée comme un facteur important de l’alzheimer.

Le projet CBRAIN, que le chercheur dirige depuis 2008, montre bien cette convergence entre l’informatique et les neurosciences qui lui tient à cœur. CBRAIN constitue une plateforme de recherche en ligne exploitant le réseau ultrarapide de la société CANARIE pour procurer aux scientifiques un accès immédiat aux données d’imagerie cérébrale en trois et en quatre dimensions. Ce logiciel, qui a servi de fondation à l’atlas Big Brain, figure parmi les dix percées technologiques de l’année 2014 répertoriées par le magazine MIT Technology Review.

Et dire que le brillant neuroscientifique n’a pas étudié dans un domaine qui touchait de près le cerveau! Il a plutôt fait un baccalauréat en physique et en mathématiques ainsi qu’une maîtrise en physique médicale à l’Université de Liverpool, au Royaume-Uni. Ensuite, il a poursuivi ses études au doctorat en biophysique à l’Université Leeds, où il a étudié le repliement des protéines en 3D. Il a rapidement été recruté par Énergie atomique du Canada, à Ottawa, comme physicien et analyste d’images par émission de positrons. Après quelques années à ce poste, il a déménagé à Montréal pour se joindre au Neuro, à l’Université McGill. Il s’est dès lors intéressé à l’imagerie du cerveau. Durant les années 1990, il a pris la direction du Centre d’imagerie cérébrale McConnell, toujours à McGill. En 1995, il a fondé avec des collègues l’organisation internationale Human Brain Mapping, qui se consacre à l’utilisation de la neuro-imagerie pour découvrir et cartographier l’organisation du cerveau humain. Ce regroupement de scientifiques compte aujourd’hui plus de trois mille membres! Loin d’en avoir trop à faire, Alan Evans a fondé en 2000 sa propre compagnie, Biospective, qui offre des services d’analyse d’images 3D pour des études cliniques ou précliniques pharmaceutiques. Et depuis 2014, il codirige avec le professeur Michael Meaney le Centre Ludmer en neuroinformatique et santé mentale à McGill.

Cet impressionnant parcours lui a notamment valu de remporter, en 2004, le prix d’innovation et d’excellence Dr-Jean-A.-Vézina pour ses contributions à la neuroradiologie au Québec et, en 2015, d’être nommé membre de la Société royale du Canada. De plus, il s’est classé en tête de liste parmi les chercheurs en neurosciences et comportement en 2015. Depuis peu, il est président de l’Organization for Human Brain Mapping.

À 63 ans, avec 37 ans de carrière, un mariage qui dure depuis 40 ans avec son épouse Karen et trois filles dont il est très fier, Alan Evans n’est pas prêt de s’arrêter. Il poursuit son travail de chercheur passionné par le développement d’outils, pour observer, avec toujours plus de précision, ce qui se cache sous notre boîte crânienne. Il se promène dans les compagnies pharmaceutiques, où il parle du pouvoir des algorithmes pour faire rouler d’importantes bases de données. Et il dirigera le tout nouveau programme de recherche « Un cerveau sain pour une vie saine » de l’Université McGill. Mais, surtout, il prend le temps de regarder ses filles évoluer, en partageant avec elles l’amour des études, de la musique et du sport. Alan Evans compte aussi garder un peu de son temps pour son premier petit-enfant, qui verra le jour prochainement. Nul doute qu’il sera pour lui, comme pour l’ensemble de la relève scientifique, un modèle inspirant!