Francine Décary

Le Québec est aujourd’hui doté de l’une des meilleures entreprises de services transfusionnels au monde, et c’est grâce au leadership et au sens de l’innovation de Francine Décary, présidente et chef de la direction d’Héma-Québec. Depuis 1998, Héma-Québec remplit sa mission de façon exemplaire et a su gagner la confiance de la population. Devenue synonyme de sécurité, l’entreprise a récemment obtenu l’agrément de l’American Association of Blood Banks, association réputée qui regroupe 2 000 banques de sang et centres de transfusion aux États-Unis et partout au monde.

Comment un tel défi a-t-il pu être relevé avec autant de brio? « Il n’y a pas de recette miracle, affirme Francine Décary. Dès mon entrée en fonction, j’ai opté pour la transparence. » En fait, la fondatrice d’Héma-Québec sait imposer au départ une approche unique aux services transfusionnels, beaucoup plus près des personnes et avec un souci extrême de la gestion des risques. Cette vision humaine et pragmatique de la gestion des services transfusionnels lui vient en grande partie de sa longue expérience à titre de gestionnaire à la Croix-Rouge canadienne.

Hématologue de formation et chercheuse scientifique, la docteure Décary a travaillé pendant vingt ans comme directrice de divers services transfusionnels de l’ancien fournisseur de produits sanguins. « Je savais ce qui fonctionnait et ce qui méritait d’être amélioré », dit-elle, fière du chemin parcouru. Pour Francine Décary, un des défis consistait, entre autres choses, à personnaliser le don de sang : « J’ai voulu lancer un message clair : il faut donner du sang, non pas pour Héma-Québec, mais pour les receveurs, ceux qui en ont besoin. » La présidente mettra aussi sur pied un conseil d’administration formé de représentants de toute la chaîne transfusionnelle, des donneurs jusqu’aux receveurs en passant par les médecins et les administrateurs.

Il n’est pas étonnant qu’une telle décision ait été prise. Cette gestionnaire de haut niveau a toujours eu le bien-être des malades à coeur. Son père, lui-même médecin cardiologue, l’a beaucoup influencée dans son choix de carrière, mais c’est un événement bouleversant, dont elle se souvient encore 35 ans plus tard, qui l’a vraiment propulsée en médecine transfusionnelle. Alors qu’elle est jeune médecin à l’Hôtel-Dieu, Francine Décary doit soigner un patient atteint de leucémie en phase terminale. Sa détresse est immense, car, malheureusement, aucun traitement n’existe pour ce type de leucémie à cette époque. « J’étais impuissante, dit-elle. Ce patient m’a motivée à faire de la recherche. »

C’est ce que Francine Décary fera pendant plusieurs années. Sa formation terminée en hématologie à l’Université de Montréal, elle se spécialise en banque de sang et en transfusion au New York Blood Center pendant deux ans. En 1973, au milieu de la vingtaine, elle décide de faire un doctorat en immuno-hématologie à l’Université d’Amsterdam où elle soutiendra sa thèse. Douée pour les langues, elle la défend même, à la grande surprise de son jury, en néerlandais. La Croix-Rouge canadienne la recrute ensuite comme directrice médicale. Avec les années, Francine Décary prend goût à l’administration au point de terminer une maîtrise en administration des affaires (MBA) à l’Université de Sherbrooke en 1996.

Lorsque le ministre québécois de la Santé de 1998 pressent Francine Décary pour créer une nouvelle entité de services transfusionnels, elle ne mesure pas l’ampleur du défi. « Je ne vois jamais les obstacles quand j’entreprends quelque chose », déclare-t-elle. Femme d’équipe et de terrain, elle a pour premier réflexe de rencontrer la population à la grandeur du Québec : « Il fallait rallier les employés et les milliers de bénévoles qui avaient la Croix-Rouge tatouée au coeur. » Pour répondre aux besoins des 70 000 personnes qui reçoivent chaque année des transfusions sanguines au Québec, Héma-Québec peut compter aujourd’hui sur la collaboration de ses 16 000 bénévoles et le travail soutenu de ses 1 300 employés.

Se considérant elle-même comme une agente de changement, Francine Décary est une fonçeuse à l’esprit pratique. Malgré son vif penchant pour la gestion, elle veille toujours à faire progresser la recherche et le développement. À la Croix-Rouge, elle a mis sur pied, notamment, un laboratoire de sérologie pour les plaquettes sanguines et a contribué activement à la création du Fonds Bayer pour la recherche et le développement. Depuis qu’elle dirige la destinée d’Héma-Québec, elle a formé une équipe d’une quarantaine de chercheurs, située à Québec, qui travaille dans les trois domaines suivants : ingénierie cellulaire, recherche opérationnelle et bioproduction. L’entreprise a aussi intégré la recherche et le développement en greffe de tissus humains et, sous la direction de la docteure Décary, la première banque publique québécoise de sang de cordon ombilical a été créée.

Alors que les premières années de sa carrière ont surtout été consacrées à la création de l’entreprise et à l’enracinement de sa crédibilité, Francine Décary entend maintenant accorder une attention particulière à la qualité de vie au travail. Elle est consciente de l’importance d’instaurer des mesures de conciliation travail-vie personnelle à Héma-Québec alors que 80 p. 100 du personnel est féminin. Son prochain défi consistera aussi à assurer une relève en médecine transfusionnelle, domaine qui attire peu de candidats compte tenu des risques perçus à l’égard d’une telle activité.

Première Québécoise présidente de la prestigieuse Société internationale de transfusion sanguine depuis 2002, Francine Décary est aussi profondément engagée dans la promotion des arts. Ayant conservé de sa jeunesse une grande passion pour le piano et la musique contemporaine, elle assume la vice-présidence de la Société de musique contemporaine du Québec à l’invitation de Walter Boudreau, directeur artistique et ami de longue date. « J’apprécie cette musique, dit-elle, car elle reflète bien les angoisses de notre époque. »

Femme d’affaires accomplie, lauréate de divers prix décernés par le Réseau des femmes d’affaires du Québec, la Fondation Y des femmes de Montréal et Hydro-Québec, la docteure Décary passera certainement à l’histoire pour avoir réussi à mobiliser des milliers de personnes dans la création d’Héma-Québec. Au bénéfice de la société québécoise, cette championne a su faire de cette entreprise un fleuron dans le domaine des services transfusionnels dont plusieurs pays commencent à s’inspirer.

Henry Buijs

À en juger par la couverture médiatique, la préoccupation de la société à l’égard de la couche d’ozone semble relativement nouvelle. Or, depuis près de 40 ans, ce souci est partagé par une communauté de chercheurs partout sur la planète. Le Québec a même été chef de file dans le domaine grâce aux innovations de Henry Buijs, l’un des premiers ingénieurs physiciens à avoir mis au point au cours des années 70 la technologie permettant de mesurer l’état précis de la couche d’ozone. Ce scientifique a apporté une contribution exceptionnelle au domaine de la spectrométrie infrarouge à transformée de Fourier et à la conception de techniques analytiques utilisant la spectrométrie.

Élaborée principalement lors de la Seconde Guerre mondiale, la spectrométrie permet de mesurer des phénomènes non visibles à l’oeil. Elle fait appel à des méthodes de calcul sophistiquées qu’Henry Buijs a raffinées alors que la tâche semblait impossible. En 1973, avec deux associés, il fonde l’entreprise Bomem, faisant désormais partie du groupe suisse ABB et devenue l’un des fleurons des entreprises de haute technologie de la région de Québec. Elle est aussi la référence mondiale en matière de spectromètres spatiaux. Avec des ventes atteignant 45 millions de dollars par année, dont 95 p. 100 sont destinées à l’exportation en Europe, aux États-Unis et en Asie, l’entreprise compte près de 200 employés et des partenaires industriels aussi réputés que l’Agence spatiale canadienne, la NASA, l’ESA ou l’Agence spatiale japonaise.

Aujourd’hui directeur technique principal d’ABB, Henry Buijs en est le dernier fondateur présent et le pivot. Il continue d’être très engagé dans cette entreprise où travaille aussi un de ses fils, Thomas, à titre de superviseur de la gestion de produit. « Ma vie est ici », affirme-t-il sans détour. Cet expert, aussi débrouillard qu’à ses débuts, cherche constamment des moyens d’améliorer les produits de l’entreprise. « Il faut toujours se réinventer, ajoute-t-il. C’est une bataille continue, les concurrents sont partout. » L’entreprise travaille présentement à la mise au point de spectromètres spatiaux qui seront utilisés dans des missions d’étude de la haute atmosphère, de vérification de l’application du protocole de Kyoto, mais aussi dans les satellites météorologiques partout à l’échelle mondiale.

Il n’est pas étonnant qu’une telle passion pour les nouvelles technologies continue de stimuler Henry Buijs. Celui-ci est, en quelque sorte, né avec des outils dans les mains! Originaire des Pays-Bas, il arrive au Canada en 1954 à l’âge de 15 ans. Son père est entrepreneur et propriétaire d’un atelier de réparation de bateaux au Pays-Bas, puis de camions à Toronto. Formé au départ en dessin mécanique, le jeune Buijs apprend le métier avec son père, mais aussi l’art de naviguer dans le monde des affaires. Fort de cette expérience technique et commerciale, il choisit, au début de la vingtaine, de poursuivre des études universitaires.

« Je me suis inscrit en génie physique à l’Université de Toronto parce que c’était le programme le plus difficile », déclare Henry Buijs. En 1962, un professeur l’engage pour dessiner les pièces d’un spectromètre conçu pour l’étude des émissions atmosphériques. Emballé par ce travail d’été, Henry Buijs accomplit sa tâche et ira jusqu’à tester l’instrument au Centre de recherche de la défense de Valcartier avec son professeur. La mission connaît un retentissant succès scientifique.

Stimulé par cette expérience, Henry Buijs décide de faire une maîtrise à Toronto et un doctorat à l’Université de la Colombie-Britannique afin de parfaire ses connaissances et de développer les potentialités du spectromètre. L’Université Laval le recrute ensuite comme professeur après un stage postdoctoral. « J’étais très content de retrouver la région de Québec », dit-il. Or, Henry Buijs a l’âme et la fougue d’un entrepreneur. « Devant la lourdeur du financement en milieu universitaire, j’ai vite compris qu’il serait plus facile de me lancer en affaires pour poursuivre mes recherches », raconte-t-il, convaincu d’avoir pris la bonne décision.

En 1973, probablement trop en avance sur son temps, Henry Buijs fonde Bomem. Les premières années sont difficiles, jusqu’au jour où le Service de la recherche du ministère fédéral de l’Environnement a besoin d’un spectromètre pour étudier les réactions chimiques impliquées dans la formation et la destruction de la couche d’ozone. Le premier appareil est enfin vendu. Pendant quelques années, l’entreprise conçoit des spectromètres faits sur mesure principalement pour la recherche scientifique. « J’ai probablement visité 50 p. 100 des universités sur la planète », indique Henry Buijs, en parlant de l’époque où il était responsable du marketing et de la promotion des produits. Maîtrisant aussi bien le français et l’anglais que le néerlandais et l’espagnol, il connaîtra la mondialisation des échanges commerciaux bien avant que le concept existe.

Au début des années 80, devant une concurrence de plus en plus vive, l’entreprise décide d’attaquer le marché des applications industrielles et la production en série commence. Aujourd’hui, le spectromètre conçu par Henry Buijs et son équipe est au coeur du processus de contrôle de la qualité dans des domaines aussi variés que l’industrie de la transformation laitière, les pâtes et papiers, l’industrie pétrochimique, l’industrie pharmaceutique et celle des semi-conducteurs. Dans toutes ces applications, les mesures spectrométriques désormais effectuées en continu réduisent considérablement les rejets de production et permettent d’assurer une plus grande qualité des produits.

Convaincu que son sens de la détermination et son ouverture à l’égard des cultures étrangères ont grandement contribué au succès de l’entreprise, Henry Buijs salue la qualité de la relève présente à Québec dans son domaine. ABB engage une main-d’oeuvre de pointe dans différents secteurs de l’ingénierie, de la chimie et de la physique. Un très grand nombre de ses employés viennent des programmes de deuxième et de troisième cycle de l’Université Laval. « Je les encourage à s’ouvrir aux échanges commerciaux internationaux, c’est la voie de l’avenir », soutient-il.

Les compétences et les réalisations exceptionnelles d’Henry Buijs ont été reconnues au Canada et aux États-Unis par la Société de spectroscopie du Canada et la Coblentz Society qui lui ont respectivement accordé le Barringer Research Award en 1978 et le Williams-Wright Award en 1998. Grâce aux innovations technologiques de ce scientifique, les missions d’étude de la haute atmosphère pourront continuer à nous sensibiliser davantage à la protection de l’environnement et, souhaitons-le, à de rigoureuses mesures d’intervention.

Michel G. Bergeron

Certaines personnes ont la capacité inouïe de faire avancer la société dans une direction qui semble au départ impossible. C’est le cas du docteur Michel G. Bergeron, directeur du Centre de recherche en infectiologie (CRI) de l’Université Laval, situé au CHUL du Centre hospitalier universitaire de Québec (CHUQ). À 61 ans, alors qu’il pourrait commencer à penser à une douce retraite, le docteur Bergeron cherche à renverser la façon dont on diagnostique les maladies infectieuses. « Je rêve de remplacer la microbiologie pasteurienne par la microbiologie à base d’ADN », avance-t-il sans ambages.

Et cette idée révolutionnaire n’est pas prise à la légère. Depuis 1985, le docteur Bergeron et son équipe de chercheurs travaillent d’arrache-pied à mettre au point des tests diagnostiques à partir de l’ADN des microbes plutôt qu’à partir de cultures bactériennes. Et ils réussissent. Cette percée scientifique a non seulement eu lieu – publiée en primeur dans le prestigieux New England Journal of Medicine en 2000 -, mais il est désormais possible d’identifier un microbe en 45 minutes plutôt que d’attendre les quelques jours habituellement nécessaires. Grâce à ce diagnostic rapide, la médication prescrite est beaucoup plus appropriée, ce qui évite la surconsommation d’antibiotiques et la résistance des microbes à ceux-ci. Un véritable tour de force dont le docteur Bergeron se réjouit, sans compter les centaines d’emplois que ses découvertes ont permis de créer.

Le CRI, que le docteur Bergeron a fondé en 1974, figure aujourd’hui comme l’un des plus importants centres au monde consacrés à l’étude des maladies infectieuses avec un budget annuel de 20 millions de dollars. Le docteur Bergeron a recruté la crème des chercheurs dans ce domaine. Employant près de 250 personnes, dont des chercheurs venant de 19 pays différents (« Ce sont les Nations Unies ici », s’amuse-t-il à dire), son centre est à la fine pointe de la recherche. Pour commercialiser ses tests, le docteur Bergeron a fondé l’entreprise Infectio Diagnostic en 1995. Située à Québec, cette dernière emploie 75 personnes.

En rétrospective, le docteur Bergeron regarde le chemin parcouru avec une grande satisfaction. Jusqu’en 1985, il travaille sur les infections rénales et la pharmacologie des antibiotiques, soit tout ce qui concerne les traitements médicaux : « Après dix années de pratique, je me suis rendu compte de l’absence de bons outils pour diagnostiquer rapidement les maladies infectieuses. Voilà l’orientation qu’il fallait donner aux recherches. » Graduellement, il passe aussi d’une approche thérapeutique à une approche beaucoup plus préventive. Une autre de ses grandes réalisations est l’invention du « condom invisible® », ce gel qui permet aux femmes de se protéger contre les maladies transmises sexuellement (MTS) et le VIH/SIDA. En deuxième phase d’investigation clinique au Cameroun, ce produit devrait être commercialisé en 2010. « Selon certaines études, avance le docteur Bergeron, un tel gel pourrait prévenir 2,5 millions d’infections par le VIH par année. » Or, l’application des technologies exige du temps et un changement de mentalité. « C’est très long, constate-t-il. Parfois, la société n’est pas prête à introduire de nouvelles façons de faire, et il faut au moins une génération pour implanter de bonnes idées. » Son intention pour les années à venir est de continuer à concevoir des technologies pour améliorer la santé des citoyens de pays développés ou en voie de développement. L’énergie que déploie cet homme dans la réalisation de son rêve est phénoménale. Animé d’une grande force intérieure qui le pousse au dépassement, il se sent redevable à la société. « Je suis né dans une bonne famille, on m’a donné les capacités intellectuelles de réussir, j’ai une excellente santé. Dans ma vie personnelle, je suis entouré d’une femme merveilleuse et de trois enfants qui m’encouragent; dans ma vie professionnelle, d’une équipe de chercheurs qui croient en ma vision. Ce serait un gaspillage de ne pas utiliser toute cette énergie à bon escient », explique-t-il. Le docteur Bergeron reconnaît que, pour réussir en recherche, on doit en quelque sorte être un peu « olympien ». C’est d’ailleurs le message qu’il s’efforce de transmettre aux nombreux étudiants de troisième cycle ou qui font des études postdoctorales venus travailler à son centre : « Je les prépare à affronter la concurrence, il faut toujours se battre. C’est de l’olympisme à l’année et pendant toute une vie. »

Fils unique, Michel G. Bergeron a grandi dans une famille ouvrière du quartier Montcalm de Québec. Premier de classe au primaire et au collégial, le jeune Bergeron a suivi, parallèlement à son cours classique à l’Académie de Québec, une formation de trompettiste au Conservatoire de musique. Cette première grande passion a failli d’ailleurs le mener à une carrière professionnelle de musicien jusqu’au jour où il a finalement choisi la médecine en 1964. « J’ai senti jeune que ça me prendrait une profession où j’allais être très occupé », affirme-t-il.

Diplômé en médecine de l’Université Laval, le docteur Bergeron poursuit sa spécialité en médecine interne à l’Université McGill, puis il part travailler au New England Medical Center de l’Université de Tufts à Boston, où il a le privilège de côtoyer Louis Weinstein, microbiologiste infectiologue, expert de renommée mondiale en matière d’antibiotiques, qui deviendra un véritable mentor, ainsi que le docteur Salvador Luria, Prix Nobel de médecine en 1969, qu’il a fréquenté au Massachusetts Institute of Technology (MIT). « Les professeurs ont une immense influence sur la destinée d’un jeune », reconnaît-il. Convaincu de l’importance de l’éducation, il a lui-même mis sur pied en 1998 le programme Chercheur d’un jour au CRI, programme destiné aux élèves du secondaire pour les initier à l’univers de la recherche. « C’est un âge formidable, tout se joue entre 10 et 16 ans », croit le chercheur convaincu de la nécessité d’exposer les jeunes à des expériences positives. Père de trois enfants et grand-père depuis peu, le docteur Bergeron accorde d’ailleurs la même qualité d’attention à sa famille qu’à son travail.

Pour continuer son marathon scientifique, le docteur Bergeron siège à plusieurs comités prestigieux, a présidé bon nombre de sociétés scientifiques canadiennes et internationales et est l’auteur de près de 400 publications. « Je ne sais pas comment l’expliquer, dit-il, mais je suis toujours excité d’arriver au travail le matin. » Un enthousiasme qu’il compte canaliser pour plusieurs années encore au service de la recherche.

Marc Angenot

D’une érudition époustouflante, Marc Angenot est professeur de littérature française à l’Université McGill depuis près de 40 ans. Auteur prolifique d’une vingtaine d’ouvrages et coauteur d’une dizaine d’autres, il a construit une oeuvre reconnue pour son originalité et sa profondeur théorique. Diffusée à l’échelle internationale, elle sert aujourd’hui à de nombreux chercheurs partout au monde et fait de lui l’un des penseurs les plus éminents en sciences humaines au Québec.

Souvent comparé à des intellectuels de haute volée comme Deleuze, Derrida ou Foucault, Marc Angenot maîtrise aussi l’art de la discussion avec un rare raffinement et un plaisir manifeste. L’écouter parler est un pur bonheur. On se demande d’ailleurs comment une personne peut absorber, à l’intérieur d’une vie, autant de connaissances dans des domaines aussi variés que la théorie littéraire, la linguistique, la philosophie politique ou la sociologie de la littérature. Pendant toute sa carrière, Marc Angenot a choisi d’emprunter de multiples voies et de remettre en question constamment les limites de la littérature.

D’ailleurs, les ouvrages de Marc Angenot font souvent grand bruit. Son essai Les idéologies du ressentiment, publié en 1996 et révélant la logique argumentative derrière les discours nationalistes, soulève alors d’importants débats médiatiques. En fait, ses propos offrent une perspective critique souvent appréciée pour sa capacité à plonger autant dans l’actualité que dans un passé plus lointain qu’il tente d’éclairer, comme dans son récent essai, D’où venons-nous, où allons-nous? Paru en 2001, cet ouvrage interroge avec pertinence les changements culturels et politiques en Occident depuis la chute du mur de Berlin.

Cependant, la plus grande contribution intellectuelle de Marc Angenot reste indéniablement son analyse du discours social. Pendant les années 80, il a accompli ce que personne n’avait fait encore : lire tout ce qui s’est imprimé en France en 1889. Des milliers d’archives ont été dépouillées. « C’est une année charnière, explique-t-il. Elle marque le centenaire de la Révolution française, l’année de l’Exposition universelle et l’inauguration de la tour Eiffel. » L’ambiance de fin de siècle et la crise de la modernité y roulaient à plein : « Je voulais comprendre ce que la société française se racontait à elle-même pendant cette période. » Le résultat de ce travail colossal, étalé sur presque dix ans, s’avère phénoménal : un ouvrage de plus de 1 000 pages intitulé Mil huit cent quatre-vingt-neuf : un état du discours social et quatre autres livres parus en Europe portant sur les représentations du sexe, des Juifs et du centenaire de la Révolution.

Cette synthèse représente un véritable exploit non seulement pour les chercheurs en sciences humaines, mais aussi pour quelqu’un qui, jeune, ne savait trop quelle orientation donner à sa vie professionnelle. D’origine belge, Marc Angenot n’est pas un élève surdoué au lycée. Il commence à se démarquer à l’université, sans toutefois sentir qu’il porte une oeuvre d’une telle envergure. « On peut avoir certains dons au départ, dit-il, mais c’est surtout une question de travail et de discipline. Et j’ai eu le privilège de goûter à toute la liberté nécessaire pour travailler sur des sujets de mon choix. »

En effet, le professeur Angenot arrive au Québec en 1967 alors que le milieu universitaire est en pleine effervescence. À 24 ans, il vient tout juste de soutenir une thèse, intitulée Rhétorique du surréalisme, en philosophie et lettres à l’Université libre de Bruxelles, thème qui déjà le situe dans un cadre inhabituel pour un littéraire. Pendant toute sa carrière, le professeur Angenot refusera de stratifier la grande et la petite cultures. Il se penche souvent sur des sujets considérés comme populaires, mais qu’il traite avec énormément de rigueur, comme si le décentrement qu’il pratique obligeait à prendre au sérieux toutes les formes d’expression culturelle.

Marc Angenot s’attache aussi avec ardeur à comprendre les grandes utopies des XIXe et XXe siècles. Au cours des années 90, il se consacre à des questions de philosophie politique. Il est d’ailleurs l’un des premiers spécialistes francophones de l’histoire des idéologies politiques et, particulièrement, de l’histoire du socialisme. Présentement, il est titulaire de la Chaire de recherche James McGill et travaille, en collaboration avec Régine Robin de l’Université du Québec à Montréal (UQAM), à un nouveau projet d’envergure sur les représentations du XXe siècle. « Un sale siècle, affirme-t-il, perçu soit comme un trou noir dont il est impossible de comprendre le sens, soit comme un livre Guinness des records mondiaux marqués par la Shoah et une série d’autres massacres. »

Fidèle à lui-même, le professeur Angenot n’hésite pas à participer à des sociétés savantes aussi contrastées que l’Académie des lettres et des sciences humaines de la Société royale du Canada, dont il est vice-président, et l’Académie québécoise de pataphysique dont il est chandelier de plomb décoré de l’Ordre de la Grande Gidouille! Ce titre en apparence absurde est fort représentatif de cette « science des solutions imaginaires » fondée en France dans les années 50 autour de l’oeuvre d’Alfred Jarry. Quant à la sienne, elle continue d’être fréquemment commentée. En 2004, elle fait même l’objet d’un numéro spécial du prestigieux périodique Yale Journal of Criticism intitulé « Marc Angenot and the Scandals of History », dirigé par Robert F. Barsky de l’Université Vanderbilt aux États-Unis.

Aimant citer Aragon (« Rien n’est jamais acquis à l’homme, ni sa force, ni sa faiblesse »), le professeur Angenot a l’oeil d’un lynx et l’humour facile. Il parle de sa vie avec discrétion, mais aussi avec la même distance ironique qu’il a su appliquer au vaste corpus analysé au cours de sa carrière. Outre sa passion pour le travail intellectuel, Marc Angenot révèle avoir déjà été artisan et bédéiste à ses heures. Pendant une période de sa vie, il s’est amusé à confectionner des marionnettes en bois selon une vieille tradition wallonne et à écrire des bandes dessinées pour ses enfants.

Comme plusieurs écrivains, le professeur Angenot est un grand marcheur : « Cela me tient en état », dit-il. Sa définition du bonheur se résume facilement : voyager, rencontrer des gens, bavarder avec des amis. Ses nombreux séjours à l’étranger à titre de professeur invité, notamment au Brésil, en Argentine, en Israël, en France et en Belgique, ont laissé des traces et de précieux souvenirs. Pour lui, rien n’égale l’accueil reçu de collègues à l’autre bout du monde qui apprécient son travail et lui offrent la possibilité d’échanger davantage sur la façon dont les êtres humains donnent du sens à la réalité sociale. Voilà la grande question sur laquelle il a bâti une oeuvre considérable dont la richesse n’a pas fini d’être explorée.

Jean-Marc Léger

Le prix Georges-Émile Lapalme se devait d’honorer Jean-Marc Léger, un homme dont les engagements lucides, fervents et féconds correspondent aux mérites que cette distinction veut souligner.

On hésite toutefois, tant l’activité de Jean-Marc Léger s’est déployée sans sacrifier sa cohérence, à souligner une réussite plus que l’autre. Dès le début de sa carrière, il se pourvoit d’un bagage aux contours ambitieux. À 24 ans, il détient deux licences et une maîtrise : en droit, en sciences sociales et en histoire. Ces savoirs, il les investit aussitôt dans un type de journalisme que le Québec avait quelque peu négligé après des années de vive attention : l’information internationale. Pendant cinq ans à La Presse et pendant un autre lustre au Devoir, il patrouille le secteur, identifie les lignes de force, éclaire les théâtres où se lèvent de jeunes indépendances nationales. Chemin faisant, Jean-Marc Léger s’emploie à donner aux journalistes québécois un environnement professionnel où la culture, l’éthique, le souci linguistique constituent d’intangibles préoccupations. Il garde le cap sur ces valeurs lorsqu’il devient secrétaire général, puis président de l’Union canadienne des journalistes de langue française. Même cap quand il accède à la présidence de l’Association internationale des journalistes de langue française.

Lorsque naît enfin, sous l’impulsion de Georges-Émile Lapalme, le ministère des Affaires culturelles du Québec, Jean-Marc Léger assume la direction de l’Office de la langue française, le temps d’en préciser les horizons et la pédagogie. Après avoir porté le bébé sur les fonts baptismaux, Jean-Marc Léger revient au journalisme. Nous sommes en 1963 et l’homme n’a encore que 36 ans. Cette fois, il écrit et parle en éditorialiste, en éditorialiste renseigné, rigoureux, sans complaisance. L’époque est effervescente : la Révolution tranquille vit la nationalisation de l’électricité, des dizaines de pays testent leur autonomie, la montée en puissance des États-Unis incite les pays francophones à se mieux connaître. Jean-Marc Léger est de toutes les analyses, comme il sera de toutes les initiatives au soutien de la Francophonie. Modèle, guide et rassembleur, il fait du français un objet de fierté, une urgence nationale, un patrimoine transcendant les frontières.

Ses activités de journaliste et d’éditorialiste ne l’empêchent pas de se pencher sur le berceau de l’Association des universités partiellement ou entièrement de langue française (AUPELF) et d’en diriger le secrétariat général de 1961 à 1978. Comme si cela ne requérait pas déjà l’énergie de plusieurs vies, Jean-Marc Léger, dès son départ du Devoir, se colleta à l’énorme défi de mettre sur pied depuis Paris et d’animer, en zone diplomatiquement agitée et surveillée de près, l’Agence de coopération culturelle et technique. Sans lui, que serait aujourd’hui la place du Québec à la table internationale?

De retour au Québec après ces années parisiennes, il n’eut pas longtemps la possibilité de se consacrer en exclusivité à l’Agence universitaire de la Francophonie qui avait remplacé l’AUPELF, puisqu’il devint en 1978 délégué général du Québec à Bruxelles. Trois ans plus tard, de retour au Québec, c’est depuis d’autres créneaux qu’il poursuit sa persévérante « défense et illustration » de la Francophonie et de sa mission internationale. À titre de sous-ministre adjoint, il nourrit et renforce les relations internationales du ministère de l’Éducation, avant de se joindre au ministère des Relations internationales à titre, une fois encore, de sous-ministre adjoint. Un autre triennat se passe et le ministère des Affaires internationales confie à Jean-Marc Léger le poste de commissaire général à la Francophonie. Sans surprise, les Sommets francophones comptent sur sa compétence.

La décennie suivante verra Jean-Marc Léger diriger le Centre de recherche Lionel-Groulx voué à l’histoire de l’Amérique française et la Fondation portant aussi le nom de l’illustre historien.

Survol trompeur et… minimaliste. Il ne dit rien, en effet, des livres pénétrants et raffinés que Jean-Marc Léger consacre à l’Afrique (Afrique française, Afrique nouvelle, 1958), à la Francophonie ( La Francophonie, grand dessein, grande ambiguïté, 1987), à l’indépendance (Vers l’indépendance? Le pays à portée de main, 1989). Il néglige aussi les centaines de conférences, de lettres aux médias, de tables rondes grâce auxquelles Jean-Marc Léger ne cesse d’inciter les siens à la fierté linguistique et nationale et à la solidarité entre peuples francophones.

Cet homme n’est pas réductible à une seule visée ni même à une seule attitude. Il s’immergea dans la diplomatie, mais jamais pour y apprendre une langue feutrée et frileuse. Il y poursuivit, avec un entêtement souriant, le siège des institutions nécessaires au rôle international du Québec. S’il contribua, sa vie durant, à divers regroupements entre universitaires et pays francophones, jamais ce ne fut pour se dispenser des nécessaires audaces personnelles. Capable de collégialité, Jean-Marc Léger paya cent fois de sa personne. L’éditorialiste ne trouva pas toujours autour de lui des convictions et des perspectives semblables aux siennes; toujours, il livra haut et clair, avec les risques que cela comporte, les verdicts de sa conscience. Il n’a d’ailleurs jamais cessé de relever le gant lorsque ses valeurs lui semblaient attaquées.

Pour ce fervent Québécois, le français est un devoir et une gloire, un instrument et une volonté. Hissée par ses soins au raffinement et à la clarté, la langue française élimine le flou paresseux, les approximations périlleuses, les ronronnements soporifiques. La précision empêche le débat de s’enliser. L’élégance du verbe fait sentir à l’interlocuteur le respect dont Jean-Marc Léger l’honore, mais lui rappelle aussi le tribut que chacun doit à la langue. Lire Jean-Marc Léger, c’est apprendre de quoi la langue française est capable; c’est aussi se faire rappeler à l’ordre. Car la langue qu’écrit et parle, que défend et propage Jean-Marc Léger, c’est une langue belle, noble, dépouillée des scories populacières. En devient-elle éthérée, inefficace, sans prise sur le réel? Pour le croire, il faut n’avoir jamais lu ou entendu Jean-Marc Léger. Ce n’est pas parce que Cyrano s’exprime élégamment qu’il est moins bon bretteur et rien n’oblige le polémiste à s’abaisser en humiliant la langue. Jean-Marc Léger pratique un français élégant; qui le provoque découvre bientôt que ce français sait aussi se faire caustique et cinglant.

Que la langue fait vibrer l’âme même d’un peuple, toute la carrière de Jean-Marc Léger le démontre. La langue permet à un peuple de se chercher, de s’accomplir et de se dire. Quand elle se préserve des encanaillements démagogiques, la langue donne assise aux solidarités culturelles, amorce le dialogue des imaginaires, rompt les isolements qui accentueraient la fragilité, retentit bellement sur le monde. Ainsi servie, la langue française articule et unit en un tout cohérent l’admirable carrière de Jean-Marc Léger. Qu’il reçoive donc, en même temps que la gratitude de son peuple, le Prix du Québec qui honore la mémoire de Georges-Émile Lapalme.

Cyril Simard

S’il fallait caractériser Cyril Simard par une expression phare, ce serait assurément « le patrimoine qui gagne sa vie », expression d’ailleurs de son cru. L’un des grands leitmotive de celui qui présida aux destinées de la Commission des biens culturels du Québec de 1988 à 1996 : allier passé et modernité. Ce souci, voire cette philosophie, imprègne l’ensemble d’un parcours marqué du triple sceau de l’architecture, du design et de l’ethnologie. Et culmine sans doute dans le concept d’économusée, mot imaginé par Cyril Simard lui-même pour désigner la « petite entreprise artisanale, ouverte au public, qui vend ses produits en les expliquant ». Dans l’esprit du pionnier québécois de l’économuséologie, l’économusée vise la perpétuation et la transmission des métiers et savoir-faire artisanaux par la production d’objets utiles et beaux.

Cyril Simard reconnaît volontiers combien ses racines l’ont façonné. « Je suis tissé Charlevoix, à l’image des catalognes de ma mère, qui n’étaient que paysages et jardins », dit-il. Monsieur Simard père était le propriétaire d’un magasin général à Baie-Saint-Paul. « J’ai appris à faire du commerce avec mon père en m’efforçant d’abord de bien recevoir le client et de bien comprendre ses besoins », souligne du reste l’auteur d’Artisanat québécois, le premier inventaire exhaustif des métiers d’art d’ici, décliné en quatre volumes publiés entre 1975 et 1985. À l’époque, Baie-Saint-Paul n’affiche pas encore le caractère culturel qu’elle acquerra… en bonne partie grâce à Cyril Simard! Mais le peintre René Richard y habite, dans une maison voisine du magasin général, et à son contact l’adolescent d’alors s’ouvre à l’art.

Chez Cyril Simard, homme fidèle aux traces, aux traditions, pour mieux les réactualiser dans la vie d’aujourd’hui, il y a place, aussi, pour le grand-père paternel, qui transportait le bardeau de Montmagny à Baie-Saint-Paul. Devenu architecte, Cyril Simard utilisera ce matériau à profusion, lui redonnant lustre et noblesse. C’est donc dans le bois, l’activité commerçante et l’art que puise ses sources la vocation du créateur des économusées.

Le premier d’un réseau qui en compte maintenant 33 au Québec et 9 dans les Provinces atlantiques sera la Papeterie Saint-Gilles, fondée par Mgr Félix-Antoine Savard en 1965, grâce au mécénat de Mark Donohue. Cette année-là, Cyril Simard obtient son baccalauréat en architecture de l’Université de Montréal après avoir été, en 1960, le premier laïc diplômé en… grégorien! « J’ai gagné une partie de l’argent de mes études en chantant la messe en grégorien chez les soeurs », s’amuse-t-il à dire. Pendant ce temps, il ne se tient jamais très loin de sa ville natale : il y fait ses premières armes professionnelles, propose aux édiles municipaux la mise sur pied d’une commission d’urbanisme « pour garder le coeur de la ville en vie » et préside, en 1967, à la tenue d’un festival folklorique extérieur qui, en 1972, recevra un prix d’excellence du Conseil du tourisme canadien.

En 1967, Cyril Simard n’a pas encore 30 ans mais il se montre déjà, on le voit, homme de terrain et bâtisseur, déployant ses forces à la diffusion et à la réhabilitation des arts et traditions populaires. Parmi toutes les réalisations de sa fertile carrière, dont plusieurs de grande portée, la mise sur pied du Festival folklorique de Baie-Saint-Paul avec ses étudiants en architecture de l’Université de Montréal et l’appui de la population locale – « un an avant la première édition du Festival d’été de Québec », souligne-t-il non sans fierté – semble ainsi occuper, encore aujourd’hui, une place chère à son coeur. Cette initiative jetait les bases du tourisme culturel et dans la foulée, Baie-Saint-Paul s’enrichira bientôt d’un centre d’art et d’un symposium international de peinture. « Nous sommes fiers d’avoir créé la première clinique gratuite d’architecture du pays », dit-il. Et c’est pour cet apport précieux en matière d’entrepreneurship culturel que les Charlevoisiens décerneront à Cyril Simard, en 1996, le prix Hommage à un bâtisseur de Charlevoix.

« La culture est le fondement de tout, et il faut travailler pour une culture en devenir », se plaît-il à dire. De cette conviction procède l’élaboration du concept d’économusée, à laquelle il se consacrera plus activement après la mort de Mgr Savard, en 1982. Les deux hommes, qui s’étaient rencontrés en 1967, avaient d’indéniables affinités : l’ancrage charlevoisien, la passion pour la culture, le goût du beau… et peut-être même le chant grégorien! À la mort du prélat, Cyril Simard hérite de la responsabilité de garder en vie la petite papeterie de Saint-Joseph-de-la-Rive. Il veut assurer la préservation de ce savoir-faire artisanal, mais par l’entremise d’une entreprise qui serait financièrement autonome.

En 1986, afin d’asseoir son concept, il présente une thèse de doctorat en arts et traditions populaires à l’Université Laval, intitulée « L’Économuséologie : essai d’ethnologie appliquée ». Deux ans plus tard, la Papeterie Saint-Gilles devient officiellement le premier économusée du Québec. Cyril Simard se charge lui-même de la transformation physique et de l’aménagement des lieux qui doivent être à la fois espace d’accueil, atelier de travail, centre d’interprétation de la production, salle de documentation et galerie-boutique! Très vite, la formule intéresse nombre de producteurs artisanaux de secteurs allant du verre, du tissage, de la forge, de la fourrure… jusqu’à l’agroalimentaire. De telle sorte qu’en 1992, Cyril Simard fonde la Société internationale du réseau ÉCONOMUSÉE ®, dont il continue aujourd’hui d’assumer la présidence et la direction générale.

De par sa pratique architecturale reconnue, son engagement concret et sans relâche dans la promotion et la diffusion d’un patrimoine vivant, son statut d’ethnodesigner et d’ethnomuséologue, Cyril Simard peut aussi se targuer d’une expertise unique qui le conduira vers plusieurs dossiers d’envergure. Ainsi entre 1977 et 1983, on le trouve notamment à la tête du comité ministériel pour l’intégration des arts à l’architecture et de celui de l’implantation de l’École des métiers d’art du Québec. Par ailleurs vers le milieu de la décennie 1980, il est le concepteur de la rénovation et de l’agrandissement du Musée national des beaux-arts du Québec, selon un concept qui témoigne d’une sensibilité profonde à l’environnement marquée par le souci d’intégrer les traces du passé. C’est ainsi qu’il trouve le moyen de conserver la vieille prison du Québec – dessinée par Charles Baillairgé -, sise juste à côté du musée, en la reliant aux bâtiments existants.

Cyril Simard sera aussi l’instigateur de la tenue, à Québec, du prestigieux congrès du Conseil international des musées, mieux connu sous l’acronyme anglais ICOM. L’initiative impose une démarche de longue haleine qui aboutit en 1992. Pour la circonstance, pas moins de 2 000 muséologues issus de tous les horizons et de tous les continents se masseront dans la capitale. Le congrès aura d’importantes retombées sur les musées québécois en facilitant le développement de leurs réseaux internationaux. Il s’agit là, sans conteste, de l’un des très bons et grands coups de Cyril Simard.

Au fil d’un parcours d’une polyvalence impressionnante, Cyril Simard aura affirmé continûment le désir tenace de contribuer à l’inscription d’une mémoire collective. De cela attestent ses nombreuses publications, plusieurs étant devenues des ouvrages de référence incontournables, qui dressent l’inventaire minutieux des objets du passé québécois et de leurs modes de fabrication. À sa fameuse série Artisanat québécois, il convient ainsi d’ajouter les trois tomes des Chemins de la mémoire, ouvrages collectifs sous sa direction publiés par la Commission des biens culturels du Québec. Pendant les presque dix années qu’il présida l’organisme, Cyril Simard aura été l’instigateur d’un travail important et essentiel : l’établissement du corpus complet des monuments et sites ainsi que des biens immobiliers classés par l’État depuis 1922.

Ses réalisations auront valu à cet ardent ambassadeur d’un patrimoine adapté à la modernité une reconnaissance internationale couronnée par sa nomination, en 2001, comme titulaire de la Chaire Unesco en patrimoine culturel de l’Université Laval et comme conseiller spécial en matière de métiers et savoir-faire auprès de ce même organisme. « La Chaire permettra de donner un avenir à la mémoire par le développement des métiers et savoir-faire et le réseautage international », dit Cyril Simard. Cet honneur aura été précédé de nombreuses distinctions, dont le Prix national de l’innovation touristique en 1989, la Médaille du Lieutenant-gouverneur en patrimoine (Héritage Canada) en 1994, l’Hommage ICOMOS-Canada et la Médaille de l’Assemblée nationale du Québec en 1996, le Prix Carrière 2000 de la Société des musées québécois et, cette même année, l’un des grands prix du patrimoine d’expression du Québec. Cyril Simard a été reçu officier de l’Ordre national du Québec en 2005.

Fernand Dansereau

Il y a exactement cinquante ans Fernand Dansereau commençait sa carrière dans le cinéma. Cinquante ans de cinéma québécois où sa présence a été constante, et que vient souligner le prix Albert-Tessier. « J’espère que ce prix n’est pas une pierre tombale », dit en riant cet auteur prolifique, qui fut tout à tour animateur-reporter, scénariste, cinéaste et producteur, travaillant non seulement pour le cinéma mais aussi pour la télévision. « J’ai encore plein de projets », ajoute-t-il. En effet, il souhaite donner une suite à une mini-fiction produite en 1966, Ça n’est pas le temps des romans, qu’il considère comme sa plus belle réalisation, et qui traçait le portrait d’une femme de 35 ans qui veut concrétiser ses fantasmes afin d’échapper aux affres du mariage et de la famille. L’Heure de la brunante est cette suite où nous retrouvons le même personnage quarante ans plus tard. La vieille dame souffre de la maladie d’Alzheimer et désire faire un dernier tour de piste avant sa mort.

Mais auparavant, il travaillera avec trois jeunes cinéastes à un documentaire sur la mondialisation. En pilotant ce film, il retrouve sa situation d’il y a presque cinq décennies lorsqu’il était producteur à l’Office national du film (ONF), préoccupé actuellement par la relève comme autrefois il soutenait les projets de jeunes hommes qui se nommaient Claude Jutra, Gilles Groulx, Pierre Perrault, et qui en étaient à leurs premières armes.

« Je suis un cinéaste de relations », quand on lui demande de se définir. Cet homme profondément engagé n’a jamais abandonné sa défense des travailleurs et des gens ordinaires. Son engagement a caractérisé son entrée en journalisme mais aussi sa sortie! Car c’est en refusant de franchir les piquets de grève des typographes du Devoir que Dansereau se voit signifier son congédiement du quotidien dirigé alors par Gérard Filion. Le lendemain, il reçoit un coup de fil d’un dénommé Pierre Juneau, qu’il ne connaît pas, qui l’invite à devenir reporter pour les séries que l’ONF produisait pour la télévision de Radio-Canada. Envoyé immédiatement dans l’Ouest canadien, il revient déçu de son travail. « Je trouvais extrêmement mauvais ce qui avait été fait », avoue-t-il. Il veut retourner au journalisme quand Guy Glover, producteur, lui propose de scénariser une fiction sur l’éducation syndicale, un monde qu’il connaît très bien. Ce sera Alfred J., deux courts métrages qui décrivent avec justesse le syndicalisme dans un milieu populaire.

En 1958, l’institution fédérale déménage d’Ottawa à Montréal et Fernand Dansereau fera partie de la cellule de créateurs qui contribueront à la naissance et à l’affirmation de l’équipe française de l’ONF. Jusqu’en 1960, il scénarise ou réalise plusieurs films de fiction et de documentaire pour la série « Panoramique ». De 1960 à 1964, il est producteur exécutif, puis directeur adjoint de la production, et sous sa férule naîtront quelques-uns des plus beaux spécimens du cinéma direct québécois : GoldenGloves, de Gilles Groulx, en 1961, Les Bûcherons de la Manouane, d’Arthur Lamothe, en 1962, et, un an plus tard, Pour la suite du monde, de Pierre Perrault et Michel Brault. On peut affirmer que c’est à cause d’un producteur rassembleur et visionnaire comme lui qu’on reconnaît dans l’aventure du cinéma québécois l’aventure sociale et politique du Québec, dans la manière qu’ont eue les cinéastes d’utiliser les outils du cinéma pour définir l’identité d’un peuple.

Cette identité, on peut dire qu’il l’a recherchée dans une autre aventure, celle du long métrage de fiction, qui existait à peine à cette époque. En 1965, il redevient réalisateur avec un projet considéré comme grandiose, un film historique, avec un comédien français, Alain Cuny, et un budget que n’avait jamais eu un film québécois : 485 000 $! C’est Astataïon ou le Festin des morts, qui ne connaîtra que quelques projections publiques et qui, amputé de dix-sept minutes, devient Le Festin des morts. Réflexion sur les pouvoirs de la civilisation (un père jésuite doute du bien-fondé de sa mission et sa foi est mise en crise), le film est alors remarqué pour son esthétisme puissant et évocateur.

Mais le cinéaste n’abandonne pas pour autant ses préoccupations sociales, qui se refléteront avec une absolue efficacité dans St-Jérôme, en 1968. Exceptionnelle entreprise que ce long métrage d’enquête, qui comprend également vingt-sept films satellites constitués d’interviews accordées durant le tournage. De cet incontournable de notre cinématographie, Fernand Dansereau parle encore avec émotion. Bâtie sur une même série de questions posées à divers groupes sociaux de la ville du curé Labelle, l’enquête, qui a pris neuf mois de préparation, neuf mois de tournage et neuf mois de montage, débouche sur un nouveau contrat social, fidèle en cela aux idéaux de la Révolution tranquille. Suit en 1969 Tout l’temps, tout l’temps, tout l’temps…, qui porte sur la pauvreté, l’aliénation et l’oppression de la classe ouvrière. La méthode de production est unique en son genre, qui tient du cinéma direct et du sociodrame, parce qu’il est scénarisé et interprété par un groupe de treize citoyens de l’Est de Montréal.

En 1970, il quitte le public pour le privé et participe à la fondation de In-Média, une société qui offre des sessions d’intervention en animation culturelle. L’année suivante, il part à la rencontre des gens du pays et fait l’inventaire des ressources humaines que recèle le Québec en réalisant pour la Société Saint-Jean-Baptiste et la Société nationale des Québécois Faut aller parmi l’monde pour le savoir. Il y traduit ce que vit profondément le peuple québécois en lui renvoyant une image chaleureuse et affectueuse de ce qu’il est. En donnant la parole aux citoyens, il leur fait également prendre conscience de la situation politique et leur rappelle que les combats sont collectifs.

Avant de retourner au long métrage de fiction en 1978, avec Thetford au milieu denotre vie, un film qui met en scène un couple du milieu des mines et auquel il reste fortement attaché, Dansereau travaille, de 1973 à 1978, à la télévision, en particulier pour une série documentaire sur la culture populaire et le patrimoine intitulée « Un pays, un goût, une manière… ». La télévision l’accaparera de nouveau de 1984 à 2000. Il écrira, entre autres, un téléroman qui remportera beaucoup de succès, Le Parc des Braves. Tout en étant fidèle aux événements de l’époque, il y transcrit sa perception qu’il avait enfant de la Deuxième Guerre mondiale. Lui qui a cherché constamment à réinventer le langage du cinéma pour le mettre à la portée de tous est enchanté de son expérience. « La télévision est extrêmement gratifiante, non seulement parce qu’on y est bien payé, mais parce que la réaction est instantanée et qu’on peut entrer en interaction avec l’auditoire. C’est ainsi que Tancrède, interprété par Gérard Poirier, est devenu plus présent dans la suite du téléroman à cause du jeu du comédien », confie-t-il.

Fernand Dansereau est maintenant heureux de retourner au cinéma avec son projet L’Heure de la brunante, surtout en cette période de vaches grasses pour le cinéma québécois. En trois décennies, celui-ci s’est structuré et consolidé. Mais pour cet homme qui a cherché à dialoguer constamment avec le spectateur à travers des oeuvres considérées comme moyens de communication et de conscientisation, notre cinéma a surtout touché son public, comme le prouvent C.R.A.Z.Y. et La Neuvaine, qui se révèlent de vrais films populaires, c’est-à-dire des fictions qui rendent visibles les symboles d’un peuple et font corps avec les mythes et la réalité d’un pays. N’est-ce pas ce qu’a toujours voulu faire depuis cinquante ans ce cinéaste du partage et du questionnement?

Clémence DesRochers

Elle portait déjà le nom illustre de son père, le poète Alfred DesRochers. Son prénom est devenu aussi célèbre que son nom et suffit maintenant à l’identifier. Qui, au Québec, ne connaît pas Clémence? Au fil d’une carrière qui dure depuis plus d’un demi-siècle, Clémence DesRochers a touché toutes les couches de la société québécoise. En considérant son parcours, on est frappé par l’abondance et par la diversité de ses créations, ainsi que par la constance avec laquelle cette artiste remarquable s’est manifestée. La portée de son oeuvre est d’ailleurs aussi étonnante que sa multidisciplinarité. Si Clémence tient son sens poétique de son père, une autre part de son héritage lui vient de sa mère qui aimait la musique, qui chantait et qui était douée d’un sens de l’humour hors du commun.

Diplômée de l’École normale, Clémence DesRochers quitte Sherbrooke où elle est née en 1933, s’installe à Montréal et devient enseignante pour s’apercevoir rapidement que ce rôle ne lui convient pas. Elle s’inscrit alors au Conservatoire d’art dramatique et se joint bientôt à La Roulotte, ce théâtre ambulant destiné aux jeunes, dirigé par Paul Buissonneau. Au sortir du Conservatoire, la télévision de Radio-Canada l’engage dans Les Aventures de Rodolphe, une série pour enfants; puis elle décroche de petits rôles dans des téléromans comme La Famille Plouffe, La Côte de Sable, Le Pain du jour, ainsi que dans de populaires émissions jeunesse : La Boîte à Surprises, Grujot et Délicat, etc.

C’est en 1957 que Clémence apparaît pour la première fois sur la scène d’un cabaret aux côtés de Jacques Normand. Deux ans plus tard, elle fonde la troupe de chansonniers Les Bozos puis la boîte Chez Bozo en compagnie de Claude Léveillée, Jean-Pierre Ferland, Hervé Brousseau et André Gagnon. En 1964, elle écrit le livret de la première comédie musicale québécoise intitulée Le Vol rose du Flamant, montée la même année. À la suite de sa rencontre avec Yvon Deschamps en 1965, elle ouvre la boîte Chez Clémence dans le Vieux-Montréal. Tous deux y présentent des revues en compagnie de Gilbert Chénier.

Les boîtes à chansons connaissent une époque dorée à la fin des années 1960; les propriétaires du Patriote baptisent Patriote à Clémence la petite salle au-dessus de la fameuse boîte de la rue Sainte-Catherine. Clémence y créera plusieurs revues dont la plus célèbre demeure Les Girls, première revue féministe, en compagnie de Louise Latraverse, Diane Dufresne, Paule Bayard et Chantal Renaud, en 1969. Des comédies musicales et des dizaines de spectacles composés de monologues et de chansons suivront : notamment, C’est pas une revue c’t’un show, en 1971; Mon dernier show en 1977; Les Retrouvailles de Clémence, en 1980; Plus folle que jamais, en 1983; Le Derrière d’une étoile, en 1985; J’ai show, en 1987 et De retour après la (méno)pause, en 1993, pour n’en citer que quelques-uns.

Dans les années 1930 durement marquées par la crise économique, Émile Coderre, un pharmacien montréalais monologuiste et poète mieux connu sous le pseudonyme de Jean Narrache, écrivait des textes qui illustraient la vie des chômeurs en utilisant la langue populaire; on peut reconnaître son héritage dans la centaine de monologues écrits par Clémence DesRochers. Comme Jean Narrache, elle rédigera la plupart de ses textes en alexandrins et puisera son inspiration au coeur même du quotidien de ceux qu’on appelle les « gens ordinaires ». Ainsi, l’oeuvre de Clémence DesRochers offre-t-elle un reflet original des mutations sociales survenues au Québec depuis 50 ans. Elle constitue une fresque québécoise unique qui évoque la petite histoire et le statut des femmes, la vie quotidienne; par ricochet, elle témoigne de l’évolution de la langue et des mentalités.

On peut désormais écouter 62 de ces monologues grâce à une compilation sur CD intitulée Presqu’intégrale, réalisée en 1997. L ‘album CD De la Factrie au jardin, lancé en 2002, regroupe 15 chansons tendres et pleines d’humanité parmi lesquelles on trouve Deux vieilles, La Vie de Factrie et L’Homme de ma vie.

Mime et comédienne, artiste de cabaret, chanteuse, fabuliste, monologuiste, dramaturge, poète et nouvelliste auteure d’une douzaine d’ouvrages, conceptrice et animatrice d’émissions de radio et de télévision, Clémence a tout fait. L’écrivain Michel Tremblay et le monologuiste Yvon Deschamps se réclament tous les deux de l’influence de cette pionnière sur leur travail.

Clémence DesRochers se consacre maintenant surtout au dessin et à la peinture. La collaboration amicale et suivie qu’elle entretient depuis 1999 avec son ami l’écrivain et fondateur des éditions du Lilas, René Jacob, a mené à la publication de plusieurs livres illustrés parmi lesquels Les Animaux de mon rang, Le Petit Clémence illustré, regroupant dessins et poèmes, et Nos mères. Depuis 2002, Clémence accepte enfin d’exposer ses dessins et ses tableaux. À travers ses livres et ses expositions, l e public a maintenant accès à l’univers pictural empreint de fraîcheur et de poésie qui est celui de cette créatrice.

Pour expliquer l’amour inconditionnel porté par tant de Québécoises et de Québécois à cette artiste qui sait si bien amalgamer l’humour et la gravité, il faut également évoquer la personnalité de Clémence, sa chaleur, sa simplicité directe et une authenticité qui gagnent tous les coeurs.

Plusieurs prix et distinctions ont récompensé le travail de Clémence DesRochers. En 1981, le Félix du meilleur show de l’année et celui du meilleur scripteur lui sont décernés. En 1983, on lui remet la médaille Jacques-Blanchet pour la qualité de son oeuvre. En 1994, c’est le Réseau indépendant des diffuseurs d’événements artistiques unis (RIDEAU) qui lui accorde son prix Hommage. La même année, l’Université de Sherbrooke lui remet un doctorat honoris causa. En 2000, elle reçoit le prix Olivier-Guimond et l’année suivante, le gouvernement du Québec la fait chevalier de l’Ordre national. En 2004, elle remporte le Jutra du meilleur rôle secondaire dans le film La Grande Séduction.

Lauréate du prix Denise-Pelletier 2005 pour l’ensemble de son oeuvre, Clémence DesRochers n’a certainement pas fini de surprendre. Tout en poursuivant sa carrière artistique, elle consacre une partie de son temps à des oeuvres caritatives. Depuis l’inauguration, en 1987, de l’exposition annuelle Les Femmeuses dont elle est maintenant porte-parole à vie, elle marraine cette manifestation qui offre ses bénéfices aux femmes victimes de violence conjugale. Elle soutient également Les Impatients, une fondation donnant à des personnes atteintes de troubles d’ordre psychiatrique l’occasion de s’exprimer à travers la pratique de l’art thérapeutique.

Micheline Beauchemin

Alors qu’à la fin des années 1950 se préparait le projet de la salle Wilfrid-Pelletier à Montréal et que la firme du célèbre designer américain Raymond Loewy travaillait à la conception de ses espaces intérieurs, une jeune artiste du nom de Micheline Beauchemin rêvait d’y réaliser un jour un immense rideau de scène. Le caractère visionnaire et fonceur qui l’a toujours habitée l’entraînera jusqu’au Japon pour avoir accès à l’un des plus grands métiers du monde, et aux maîtres lissiers qui travaillaient alors à la restauration du Palais impérial. Aux yeux de ces artisans japonais, cette jeune femme a dû paraître fascinante. Or, Micheline Beauchemin est demeurée cette femme au charisme fou et à la détermination sans bornes.


C’est finalement au Centre national des arts d’Ottawa qu’elle réalisera son rêve, ce rêve d’un art magistral, intégré, vivant, inscrit dans le parcours public. L’immense rideau de scène sera bel et bien réalisé au Japon. Le résultat en sera somptueux. Nous sommes en 1967 et le Québec ne possède aucune tradition en la matière. Dès le début des années 1960, elle ouvre la voie à une exploration toute nouvelle de l’art public, un art intégré à l’architecture. Sur son parcours de création, Micheline Beauchemin ouvrira ainsi, et souvent, de multiples portes et on ne saurait omettre de signaler l’influence déterminante qu’elle aura sur ses contemporains et sur les générations à venir.


Forte d’une formation à l’École des beaux-arts et de voyages dans des pays dont elle aura su demeurer curieuse des traditions textiles ancestrales, elle exposera dès les premières années et de manière assidue. Elle travaillera aussi, au cours de ces premières années de recherche, à la télévision et au théâtre, collaborant notamment avec Claude Gauvreau. C’est à cette époque qu’il rédige sur elle et sa production, déjà empreinte de ludisme et de flamboyance, un texte qui passera à l’histoire. Il dira : « Ses béatitudes considérantes s’imprègnent de la ferveur d’une transfiguration vécue. » Et ailleurs : « La fête avec ses drapeaux de nacre déploie un épiderme cosmique aux pores de lait mordoré. » Dans ce texte d’une grande beauté, daté de 1966 et au sein duquel Micheline Beauchemin se reconnaît encore, Gauvreau témoigne de confidences, de discussions qu’ils ont eues ensemble. Et c’est avec étonnement que l’on constate que les rêves de ces années, les motivations premières de son art, sont demeurés les mêmes. À preuve, ce passage prémonitoire : « Elle dit […] que, finalement dans son oeuvre, ce qu’elle voudrait faire, c’est une seule chose qui soit éblouissante de lumière; qu’elle ne sait pas comment y parvenir, mais qu’elle voit un cristal et ses miroitements; qu’elle aspire à créer un objet qui soit la lumière même. »


La lumière fut et est encore aujourd’hui le matériau premier de Micheline Beauchemin. On pourrait croire que cet intérêt est survenu à la suite de ses voyages dans le cercle arctique ou de l’observation du fleuve, si présent dans son environnement quotidien. Or, dès les premiers travaux de broderie, dans les années 1950, travaux conservés dans le grand atelier de Grondines et encore tout près d’elle, on saisit cette soif d’iridescence, de miroitement, une blancheur de glace, de froid, mais aussi de saturation colorée. Au fil des ans, elle a cherché toujours plus avant les matières qui lui permettraient de trouver cette lumière : des fibres synthétiques, très tôt, notamment en 1967 pour une oeuvre intégrée au Théâtre Maisonneuve, mais aussi des fils d’acier, fils de plomb, fils d’argent ou d’aluminium, jusqu’à l’utilisation récente de la fibre optique. Les paysages du Grand Nord, où elle se rend en 1974 et 1975, donneront lieu à une production déterminée à rendre les effets de mirage de ces étendues désertiques. En sont issus une suite d’objets sculpturaux à structure métallique et se tenant de manière autonome dans l’espace. Puis l’observation du fleuve, chez elle, à Grondines, lui permettra de se nourrir encore de ces miroitements.


Cette lumière est devenue la matière même de son travail actuel et de sa recherche sur les possibilités de la fibre optique. De ses projets les plus récents, on pourra affirmer qu’ils se construisent de manière apparemment aléatoire, tels de grands gestes tourbillonnants et suspendus : tricotage de fibres lumineuses, chaos portés par une énergie envahissant l’espace, amas de lumière libre comme elle l’a souhaité dès l’origine de son aventure créatrice.


Le parcours de Micheline Beauchemin est ainsi celui d’une pionnière tant dans le domaine de l’art d’intégration que dans celui de l’art textile, ce champ d’exploration qui, malgré tant de transgressions, constitue son lieu d’origine. De son intérêt pour la fibre et les gestes minutieux liés au travail de broderie, de tissage et de crochetage, elle retiendra l’essentiel pour les porter à des dimensions monumentales. Et même dans les oeuvres les plus récentes, ce travail manuel, souvent collectif et rappelant des gestes ancestraux, demeure au coeur de son approche. Nouer, tisser, entrelacer les fibres est un travail toujours présent malgré l’audace et l’actualisation de l’approche textile à laquelle Micheline Beauchemin aura donné un nouveau souffle.


Si elle fut tout d’abord intéressée par un art mural, l’artiste explore la tridimensionnalité et les possibilités d’envahissement de l’espace dès les années 1970. Elle ouvre alors d’autres avenues non seulement dans le domaine de l’art textile, mais également dans le champ de l’art public jusqu’alors marqué par la production de sculpture au sol et l’art mural. Les années 1980 poursuivent cette lancée. Prenant souvent l’aspect de grandes voiles translucides ou de mobiles suspendus, les oeuvres de Micheline Beauchemin mettront dès lors en question toute possibilité de classification. Pluie de tiges d’aluminium ou rideau de cuivre tricoté et froissé, l’artiste propose une oeuvre ouverte, éclatée, constituée de mille gestes et écritures où la répétition, on le constatera d’emblée, tisse des liens évidents avec sa formation première. Les oeuvres environnementales de Micheline Beauchemin vibrent ainsi d’être pénétrées de lumière et activent le regard fasciné par tant de mouvance et de variations fertiles.


Micheline Beauchemin bénéficie d’une solide reconnaissance ici et à l’étranger, et cette ouverture sur le monde teinte tout son parcours. Les multiples commandes privées ou publiques l’ont amenée tant au Canada qu’au Japon, aux États-Unis, en Angleterre et en Italie. Ses oeuvres se retrouvent en outre dans de nombreuses collections dont celles du Musée national des beaux-arts du Québec, du Musée des beaux-arts de Montréal, du Musée d’art contemporain de Montréal, du Musée national des beaux-arts du Canada et de la Vancouver Art Gallery. Il est donc indiscutable que cette grande dame de notre histoire culturelle mérite aujourd’hui la distinction qui lui est accordée, le prix Paul-Émile-Borduas. Elle aura su aller bien au-delà des conventions de son médium et oser rêver, toujours plus intensément, d’une oeuvre de poésie et de beauté se vivant sur la place publique.

Pierre Nepveu

Il s’en nourrit depuis l’enfance. Il la pratique depuis l’adolescence. Il la critique, l’analyse aussi, depuis le début de la vingtaine. Et il l’enseigne, depuis plus de 25 ans. « La littérature a toujours été au coeur de ma vie », ne peut que constater Pierre Nepveu.

Non, il ne vient pas d’une famille de littéraires, il n’a jamais imaginé dans sa jeunesse qu’il serait un jour écrivain. Et s’il a signé à ce jour une quinzaine de livres, qui lui ont valu une multitude de récompenses, dont trois Prix du Gouverneur général, Pierre Nepveu n’a jamais eu l’ambition de réaliser ce qu’il appelle « un grand projet littéraire totalisant ».

Son chemin comme poète, romancier et essayiste, il l’a fait pas à pas, sans en faire de cas. « Mes livres se sont enchaînés, l’un après l’autre, et l’un appelant souvent l’autre, parfois même d’un genre à l’autre… mais à mon insu », glisse-t-il.

À 59 ans, l’humble écrivain ne parvient toujours pas à considérer qu’il a construit une oeuvre. À peine Pierre Nepveu, si volubile et lumineux quand il s’agit de parler des oeuvres des autres, consent-il à reconnaître qu’on peut voir, dans ses publications depuis 35 ans, une constante : « J’ai toujours été fasciné par les lieux, par le rapport aux lieux. »

Dans l’avant-propos de son plus récent essai, Lectures des lieux, il confiait : « Il y a toujours eu en moi un géographe et un géomètre. Je crois que ce sont ces deux sciences qui m’ont conduit à la littérature. » Pierre Nepveu était imbattable, enfant, sur les noms des capitales, des grandes chaînes de montagnes et des grands fleuves du monde. Dans le petit cinq pièces du quartier de la Petite-Patrie où il a grandi, cet aîné d’une famille de cinq enfants rêvait d’espace, de voyage. « J’étais très frustré : on vivait entassés les uns sur les autres, mon père n’avait pas de voiture, on ne voyageait jamais. Mon appétit géographique était en fait très théorique : je pouvais passer des heures à rêver sur un atlas ou une carte routière… »

Les seules escapades en famille se produisaient l’été, dans la région de Mirabel, au nord de Montréal. « On allait voir les cousins et cousines de mes parents. Mon père, en particulier, était très attaché à sa famille et à cette région : c’était son lieu d’appartenance. »

Dans Lignes aériennes, Pierre Nepveu rend hommage aux expropriés de Mirabel, parmi lesquels se trouvaient plusieurs membres de sa famille, dont une grand-tante, qui habitait une vieille maison de ferme du XVIIIe siècle, à Sainte-Scholastique. Les jurés qui, en 2003, ont accordé le Prix du Gouverneur général de poésie à ce recueil ont d’ailleurs écrit : « Sorte d’épopée sur les petites gens, les démunis, les spoliés, ce livre est un voyage dans la tristesse et la compassion, une plainte qui rejoint l’universel dans l’évocation du désastre que fut l’histoire de Mirabel. »

L’auteur confie pour sa part qu’il a mis du temps à se réapproprier le territoire rural de ses ancêtres. « Au départ, j’étais très réfractaire à la campagne. Pour moi, c’était la ville, la ville, la ville! »

Faute de pouvoir voyager, l’adolescent a commencé par arpenter les rues de Montréal à pied, puis s’est aventuré peu à peu dans différents quartiers au hasard des trajets d’autobus. « Je suis allé partout : j’ai fini par connaître Montréal dans ses moindres détails. » Taciturne, renfermé, le jeune Nepveu s’évadait aussi dans ses lectures. Les romans de Jules Verne, la poésie américaine… et Saint-Denys Garneau, qu’il a découvert à 11 ou 12 ans. À lui seul, un titre comme Regards et Jeux dans l’espace le faisait voyager.

C’est tout naturellement que ce grand garçon sage se tournera, à 15 ans, vers l’écriture poétique. « J’étais pris dans le silence. La littérature, et l’écriture ont été une forme de révolte contre le plus profond silence qui m’habitait. Et dans ces années-là, mon lieu de parole a été la poésie. » Devenir professeur a aussi été pour lui une façon de se réapproprier la parole : « Mes années d’études universitaires ont été un cauchemar. Un moment donné, je me suis dit : c’est assez. J’avais l’impression que je parlais de moins en moins. À 22 ans, je suis parti enseigner en Ontario. C’est là que j’ai pris mon envol. »

C’est en Ontario qu’il fait la rencontre d’une Jamaïcaine qui transformera sa vision du monde, l’ouvrira aux autres cultures. Plus tard, dans les années 1980, Pierre Nepveu sera parmi les premiers au Québec à s’intéresser à la littérature migrante. Cette curiosité, cette ouverture à la différence ne se sont jamais démenties chez lui. Avec sa femme, Francine Prévost, écrivaine et peintre, il a adopté deux petites filles au Brésil, en 1991. « Pour moi, cela a été l’aboutissement concret de ma découverte des autres cultures, durant la vingtaine. »

C’est aussi dans la vingtaine, avec sa compagne jamaïcaine qui lui inspirera plus tard l’héroïne de son premier roman, L’Hiver de Mira Christophe, qu’il a commencé à voyager : au Canada, aux États-Unis, en Jamaïque. En 1971, il publie son premier recueil, Voies rapides, qui s’ouvre sur un poème intitulé… « Voyage ».

Après un détour par Sherbrooke, Vancouver et Ottawa, retour à Montréal. Pierre Nepveu entreprend un doctorat à l’Université de Montréal, où il deviendra bientôt professeur titulaire. De sa thèse, consacrée à la poésie de Fernand Ouellette, Gaston Miron et Paul-Marie Lapointe, il tirera un essai. Paru en 1979, Les Mots à l’écoute fait école encore aujourd’hui. Dans la préface de la réédition, en 2002, Michel Biron note que ce livre « ruine audacieusement toute lecture naïve de la poésie de la Révolution tranquille ».

Nepveu n’hésite pas, dans ce premier essai, à « dépayser Miron ». « Je trouvais que la plupart des lectures qui avaient été faites de L’Homme rapaillé, précise-t-il aujourd’hui, étaient très politiques, très liées au nationalisme. Ce qui était légitime. Mais ce qu’il y avait de spécifiquement poétique chez Miron était un peu oublié. Dépayser Miron, c’était le relire non seulement comme Québécois, mais comme poète. »

Dès 1988, dans L’Écologie du réel, qui lui vaudra le prix Victor-Barbeau de l’Académie des lettres du Québec et le prix Canada-Suisse, Pierre Nepveu proposera une relecture de la littérature québécoise, à la lumière de l’après-référendum. Il posera l’hypothèse, avant-gardiste, d’une littérature post-québécoise. « Il y a eu la période de la Révolution tranquille, explique l’essayiste, où la littérature moderne chez nous s’est définie énormément en référence au Québec, donc, comme québécoise. Mais il faut bien constater que parmi les poètes de ma génération et de celles qui ont suivi, sauf exception, la problématique nationale est très peu présente. Sans parler des écrivains venus d’ailleurs. C’est pourquoi je parle de littérature post-québécoise : le fait québécois, pour moi, est un acquis. Qu’on soit indépendant ou non… »

Dix ans après L’Écologie du réel paraît Intérieurs du Nouveau Monde. Dans cet autre livre couronné par un Prix du Gouverneur général, l’auteur repense le concept d’américanité. « Comment habite-t-on vraiment l’Amérique, et comment la vie intérieure y est-elle possible? », s’interroge-t-il. Et puis : « Comment surtout la littérature, sans son insatiable appétit de résistance, se détourne-t-elle des grands mythes de l’espace pour inventer, quelque part, dans une chambre, une maison, une ville, une autre manière d’être dans le Nouveau Monde? »

Quelque part, dans une chambre, une maison, une ville, Pierre Nepveu écrit. Tout le temps, de toutes les façons. Ici, un roman en chantier, là un recueil de poèmes en cours. Et des tas de notes éparses, en vue d’une biographie sur Gaston Miron.

Honoré, mais surpris de recevoir aujourd’hui la plus prestigieuse récompense en littérature québécoise, au moment même où les éditions de l’Hexagone rééditent toute sa poésie, Pierre Nepveu insiste : « Je suis loin d’être en fin de carrière. J’ai écrit beaucoup de livres, mais il m’en reste encore beaucoup à écrire… » Combien de livres encore, avant que ce boulimique de littérature finisse par reconnaître qu’il a construit une oeuvre ?

Henri Dorion

Loin d’être un simple récit des noms de capitales, la géographie
qu’incarne Henri Dorion, professeur à l’Université Laval
depuis 40 ans, est vivante, captivante même, et fait place à l’humain, à la
culture, à la politique aussi. Le géographe a le don rare de
faire parler les lieux.

Dans le Québec des années 30, déjà, Henri Dorion
n’est pas un petit garçon ordinaire. Son père est un homme
sévère, mais juste, capable d’enfermer Henri et son frère
dans la bibliothèque pour les forcer à lire. Sa mère,
de nationalité russe, fait figure de curiosité dans cette société bien
peu multiculturelle. À Québec, la famille vit recluse. Cependant,
elle multiplie les voyages en Amérique puis, dès la fin de la
guerre, en Europe. Henri a hérité des talents de pianiste de
son grand-père. De 1952 à 1956, il donne dix-huit récitals
et concerts au Québec et en France, où il fréquente l’American
School of Arts de Fontainebleau avant d’entrer au Conservatoire de Québec.
Un accident de voiture mettra fin prématurément à une
carrière prometteuse. Toutefois, Henri Dorion a aussi le sens de la
justice de son père : en même temps que ses études au Conservatoire,
il fait son droit et est admis au Barreau du Québec en 1958. Il exercera
quelques années dans le cabinet familial, aux côtés de
son frère.

Ce sont finalement le goût du voyage et une curiosité sans fin
pour la Russie, inculquée depuis sa tendre enfance par un oncle belge, érudit
russophile, qui entraînent Henri Dorion sur la voie de la géographie.
Sa première incursion en Russie remonte à 1958, en pleine guerre
froide. De retour à Québec, il s’inscrit en géographie à l’Université Laval.
Son mémoire de maîtrise, consacré à la frontière
entre le Québec et Terre-Neuve au Labrador, conjugue droit international
et géographie politique. L’Université l’engage aussitôt
comme professeur, spécialiste à la fois des questions territoriales
et de l’Union soviétique dont il devient vite un expert recherché.
Il a tout juste 30 ans lorsque le gouvernement du Québec lui confie
la présidence de la Commission d’étude sur l’intégrité du
territoire – la commission Dorion – chargée de la première étude
exhaustive des frontières du Québec. Son rapport en 64 volumes
fait depuis office de référence.

En parallèle, le géographe, travailleur infatigable, fonde
avec Louis-Edmond Hamelin le Groupe d’études de choronymie et de
terminologie géographique de l’Université Laval, puis il
dirige le Département
de géographie à partir de 1973. Il parcourt le monde, comme professeur
puis comme conférencier invité, notamment à Strasbourg,
Mexico et Moscou, ou comme simple voyageur, préférant toujours
cheminer par voie de terre pour prendre le temps de connaître les pays
qu’il traverse. Aventurier, il prend des risques, se rend de Paris en
Iran en autocaravane et il collectionne chemin faisant les rencontres et les
objets les plus hétéroclites – instruments de musique,
images de l’église d’un petit village russe, menus, cartes,
etc. C’est dans le Caucase, où se côtoient une centaine
d’ethnies, qu’il saisit le mieux l’importance du nom des
lieux, reflet d’une histoire géopolitique et humaine qui prend
racine dans la terre. Le géographe se fait alors toponymiste et linguiste.
Il parle couramment français, anglais, espagnol, russe, polonais et
hongrois et il maîtrise les bases de plusieurs autres langues romanes
et slaves. Partout, il cherche à percer les mystères des noms,
tout en s’enrichissant sans cesse de ses expériences de voyage.
Au Québec, Henri Dorion est proche des nations autochtones et participe
largement au renouveau de la toponymie amérindienne. En 1976, l’Unesco
le nomme membre d’un comité chargé de l’élaboration
d’un code d’éthique pour la recherche en milieu autochtone.

Deux ans plus tard, l’approche multidisciplinaire du professeur
Henri Dorion marque la toute nouvelle Commission de toponymie du Québec
dont il est le premier président, mandat qu’il acceptera de nouveau
en 1985 et en 1996. Son magistral Dictionnaire illustré des noms
et lieux du Québec
, publié en 1994, lui vaut une notoriété internationale.
Sous son égide, la Commission devient un modèle dont s’inspireront
plusieurs pays. Henri Dorion n’hésite jamais à faire profiter
les autres de son savoir. De 1987 à 1991, par exemple, il préside
le Groupe d’experts des Nations Unies pour les noms géographiques;
depuis 2002, il dirige le projet Québec-France-ONU pour la toponymie
francophone du monde entier.

Généreux de son temps comme de ses connaissances et curieux
de tout, le géographe cumule les mandats qui lui sont confiés : délégué général du Québec à Mexico
de 1980 à 1982, délégué du Québec pour la
Russie et l’Ukraine en 1996 et 1997, chef de mission pour le projet
SOS-Arménie
en 1995, directeur de la recherche, de la conservation et des relations internationales
au Musée de la civilisation de 1988 à 1993, auquel il fait don
de sa collection d’instruments de musique, Henri Dorion dit humblement
qu’il s’éparpille, alors qu’il intègre expériences
et expertises pour former un tout. Auteur de près de 400 conférences
et de 300 ouvrages ou rapports, il accumule les distinctions, dont le prix
Jacques-Rousseau de l’Acfas en 1989, le Prix du Gouverneur général
du Canada pour la muséologie en 1993 et la médaille Vincent-Massey
(géographie) en 1994. Il est aussi chevalier de l’Ordre national
du Québec depuis 1997 et officier de l’Ordre du Canada depuis
2000.

Par plaisir, Henri Dorion n’a jamais cessé d’enseigner et
se rend presque chaque année depuis 30 ans en Russie. Avide de partager
ses connaissances, toujours ouvert aux autres, il accompagne étudiants,
membres de sa famille, amis ou touristes en Russie, organise des échanges
et des circuits thématiques en fonction des centres d’intérêt
de chacun. En vacances, il voyage, évidemment, éternel adepte
du camping auquel il a converti sa conjointe il y a 25 ans. Père de
quatre filles, toutes artistes-nées, elles sont actrice, éditrice,
chorégraphe et productrice audiovisuelle!, neuf fois grand-père,
Henri Dorion ne connaît pas le sens du mot « retraite ».
Au cours des dernières années, il a copublié plusieurs
livres grand public, comme Le Québec vu du ciel, en 2001, Le
Québec : 40 sites incontournables
, en 2003, et L’art de vivre au Québec,
en 2004. Sa petite boîte à projets, posée sur son bureau,
déborde depuis longtemps. Qui sait où elle le mènera?

Camille Limoges

D’entrée de jeu, Camille Limoges tient à mettre les
choses au point. Du point de vue du philosophe de la biologie qu’il a
d’abord été,
l’être humain n’est que le bourgeon d’une branche de
la vie parmi d’autres, survenu de manière contingente. Il est
un animal qui s’acharne malgré tout à comprendre une incertaine
conquête jamais achevée. La clarté du discours et la franchise
du regard ne trompent pas : Camille Limoges est un homme fidèle à ses
principes et à ses convictions ainsi qu’à cette vision
d’un
monde fascinant mais sans transcendance. Penseur et aussi homme d’action,
il a toujours cherché à apporter sa contribution, des racines
du savoir jusqu’au sommet des hautes sphères décisionnelles.
Pionnier de l’histoire des sciences au Québec, fondateur de l’Institut
d’histoire et de sociopolitique des sciences de l’Université de
Montréal, puis du Centre interuniversitaire de recherche sur la science
et la technologie (CIRST) à l’Université du Québec à Montréal
(UQAM), cet universitaire accompli s’investit aussi pleinement dans la
fonction publique québécoise, où il jouera notamment un
rôle clé dans l’élaboration des deux politiques scientifiques
adoptées depuis les années 70.

Enfant, Camille Limoges est surtout attiré par les lettres. Il se
voit écrivain.
Né en 1942 à Montréal, il découvre cependant très
jeune la fascinante histoire de la vie. Aux côtés de son père,
géologue et paléontologue amateur, il interroge les fossiles
et se passionne pour l’évolution des espèces. Il est aussi
déjà activiste
dans l’âme, avide de toujours partager avec d’autres, et
il devient membre des groupes les plus variés. À l’Université de
Montréal, Camille Limoges étudie la philosophie. En 1964, il
obtient
sa licence et s’envole aussitôt pour Paris.

À 22 ans, Camille Limoges est le plus jeune étudiant de l’Institut
d’histoire des sciences et des techniques de la Sorbonne que dirige Georges Canguilhem, condisciple de Sartre et de Raymond Aron et successeur de Gaston
Bachelard à la direction de cet institut. Le philosophe français,
spécialiste de l’histoire des sciences de la vie, prend le Québécois
sous son aile. Pendant quatre ans, Camille Limoges tire grand profit de cet
univers intellectuel d’une incroyable richesse. Il vit aussi de l’intérieur
la révolte étudiante et soutient sa thèse de doctorat,
en mai 1968, sur la constitution du concept de sélection naturelle chez
Darwin. Ici, la Révolution tranquille bat son plein. Lorsque l’Université de
Montréal engage Camille Limoges, sitôt son doctorat obtenu, il
est alors au Québec le seul historien spécialisé en sciences
biologiques. Loin de s’en enorgueillir, le jeune professeur souffre du
peu de possibilités d’échanges avec des collègues.
Lui qui a souhaité faire carrière au Québec doit se résoudre à partir
après trois ans. Le voilà désormais professeur agrégé au
prestigieux Département d’histoire des sciences de l’Université Johns Hopkins à Baltimore, où il retrouve avec joie le foisonnement
d’idées
qui enrichit la réflexion.

Cependant, l’histoire est un éternel recommencement, dit-on
souvent. Après trois ans à Baltimore, Camille Limoges revient à Montréal
pour prendre, à 31 ans, la direction du nouvel Institut d’histoire
et de sociopolitique des sciences. De 1973 à 1977, il bâtit et
dirige l’Institut qui devient rapidement le creuset où seront
formés,
pendant une quinzaine d’années, la plupart des spécialistes
québécois de l’analyse historique, sociologique et politique
des sciences. Puis, après un séjour d’un an à l’Université Harvard,
il passe à la pratique, guidé par une volonté d’agir
qui ne le quittera jamais. En 1980, Camille Limoges participe activement à la
rédaction de l’énoncé de la première politique
scientifique du Québec. L’année suivante, il entre dans
l’administration
publique comme conseiller scientifique puis secrétaire adjoint au Secrétariat à la
science et à la technologie. Il prépare la naissance du premier
ministère de la Science et de la Technologie, dont il deviendra sous-ministre
en 1983. À divers titres, il sera au cœur de la plupart des grandes
décisions en matière de politique scientifique pour les vingt
années
suivantes et marquera ainsi profondément le Québec de la science
et de l’innovation.

En 1987, l’intellectuel sent le besoin d’alimenter à nouveau
sa réflexion. Il quitte donc la fonction publique et rejoint l’UQAM
où il participe à la mise en oeuvre du nouveau programme Science,
technologie et société et à la création du CIRST.
Pendant dix ans, il réfléchit aux liens entre science et société et
s’engage personnellement dans la vie scientifique, notamment comme président
de l’Acfas en 1989. Il cosigne en 1994 un ouvrage de renommée mondiale,
The New Production of Knowledge, qui propose une analyse originale des mutations
de la production du savoir. Puis il passe à nouveau aux travaux pratiques,
d’abord en 1997 comme président du Conseil de la science et de la
technologie, puis comme sous-ministre au ministère de la Recherche, de
la Science et de la Technologie de 2000 à 2002. Au cours de ces deux mandats,
il donne un nouvel élan à l’action gouvernementale en matière
de science et d’innovation. Il jouera un rôle clé dans l’élaboration
et la mise en œuvre de la nouvelle politique scientifique publiée
en 2001.

Camille Limoges prend sa retraite le jour de ses 60 ans, pour ne pas
mourir avant d’avoir réalisé les rêves intellectuels
de sa jeunesse. Auteur de six ouvrages et d’innombrables documents gouvernementaux
ou articles scientifiques, membre de la Société royale du Canada
et de l’Académie
internationale d’histoire des sciences, titulaire de deux doctorats honoris
causa
et lauréat du prix Carrière de l’Association
de la recherche industrielle du Québec en 2003, l’historien se
consacre désormais à l’écriture avec un enthousiasme
qui ne faiblit pas. Avec un jeune collègue, il vient de rééditer
le premier ouvrage scientifique écrit en 1800 par un médecin
de Québec, François Blanchet, et sa table de travail croule sous
les projets. Discret sur sa vie privée, Camille Limoges est intarissable
dès
lors qu’il s’agit de littérature ou d’histoire. Et
entre deux séances d’écriture, il siège encore à plusieurs
conseils d’administration et au sein de comités d’experts
d’organismes à vocation scientifique.

Rémi Quirion

Nul doute qu’un cerveau exceptionnellement brillant se cache derrière
le regard taquin du docteur Rémi Quirion. Spécialiste à la
fois de la maladie d’Alzheimer, de la douleur, de la schizophrénie
et des neuropeptides, il est l’auteur de plus de 500 publications scientifiques
et de 5 ouvrages. À 49 ans seulement, il figure déjà parmi
les chercheurs en neurosciences les plus cités au monde. Professeur
au Département de psychiatrie de l’Université McGill, membre
associé du Département de pharmacologie et du Département
de neurologie et de neurochirurgie, professeur associé au Centre d’études
sur le vieillissement, directeur scientifique du Centre de recherche de l’Hôpital
Douglas, directeur fondateur du Réseau en santé mentale du Québec
et premier directeur scientifique de l’Institut canadien des neurosciences,
de la santé mentale et des toxicomanies, le chercheur se double d’un
organisateur hors pair qui, tout en assumant ses multiples responsabilités,
sait mobiliser les énergies pour faire reculer la maladie mentale.

Le docteur Rémi Quirion fait cependant preuve d’une grande humilité.
Pour expliquer sa réussite, il invoque avant tout la grande capacité de
travail que lui a inculquée son père. À 7 ans, il met
déjà la main à la pâte dans le restaurant familial
du petit village de Lac-Drolet, entre Beauce et Estrie, aux côtés
de ses huit frères et sœurs. Il y travaillera jusqu’à l’obtention
de son baccalauréat. À l’école, il excelle et arrive
au collégial avec deux années d’avance. Il est le seul
enfant de la famille à entrer à l’université. Optimiste
né, Rémi Quirion fait confiance au hasard pour choisir son domaine
d’étude. Il obtient à l’Université de Sherbrooke
son baccalauréat en biologie en 1976, puis il termine en un an ses études
de deuxième cycle en pharmacologie. À 25 ans, il est titulaire
d’un doctorat. Par la suite, il est accueilli à l’Institut
national de santé mentale de Bethesda, au Maryland, pour trois ans d’études
postdoctorales. Rémi Quirion découvre alors un autre visage de
la recherche, où les équipes se livrent une bataille sans merci à grand
renfort de publications. Sur un coin de paillasse, il travaille comme un fou,
aux côtés de sa conjointe Pierrette, neuroendocrinologue, qui
termine ses études menant à l’obtention d’un doctorat.
L’expérience s’avère très enrichissante. Le
couple pense s’installer à Washington lorsque l’Hôpital
Douglas de Montréal offre à Rémi Quirion de prendre la
direction de ses laboratoires et de construire de toutes pièces un centre
de recherche en neurosciences et en santé mentale. À 28 ans,
le jeune chercheur ne peut résister au défi.

Dès lors, Rémi Quirion se dévoue entièrement à sa
mission, avec une fougue et un esprit d’à-propos remarquables,
recrutant des collaborateurs au gré des rencontres et des occasions,
alignant subventions et découvertes à un rythme étourdissant.
Au cours des vingt dernières années, plus de 60 étudiants
diplômés et qui mènent des études postdoctorales
seront formés dans les laboratoires du docteur Quirion qui engagent
aujourd’hui une quinzaine de personnes. Depuis plus de dix ans, cette équipe
s’est acquis une réputation internationale non seulement pour
la qualité de la recherche et l’excellence de la formation, mais
aussi pour l’esprit de franche camaraderie qui règne entre chercheurs
et l’enthousiasme communicatif de son directeur.

C’est au cours de ses études de troisième cycle que Rémi Quirion
commence à se passionner pour le fonctionnement du cerveau.
En choisissant d’étudier simultanément la maladie d’Alzheimer,
la douleur, la schizophrénie et le rôle de certains neuropeptides
dans l’anxiété et la dépression, ce touche-à-tout
a toujours gardé une vision d’ensemble, car il est persuadé que
le brassage d’idées qui en résulte ne peut qu’aboutir à une
meilleure compréhension des choses. Fait exceptionnel, Rémi Quirion
s’est illustré dans ces quatre domaines. Dans la recherche sur
la maladie d’Alzheimer, il est particulièrement reconnu pour avoir établi
des liens entre différents phénotypes retrouvés dans le
cerveau de personnes atteintes. Ses travaux, abondamment cités, mènent à l’élaboration
de nouveaux médicaments. En étudiant par ailleurs le neuropeptide
Y, Rémi Quirion découvre que cette substance connue pour stimuler
l’appétit semble aussi jouer un rôle majeur dans l’anxiété et
la dépression. Ses recherches sur le neuropeptide CGRP, quant à elles,
pourraient conduire à la conception d’analgésiques plus
efficaces, notamment contre les migraines. Depuis dix ans, enfin, le chercheur
tente de comprendre pourquoi la schizophrénie se manifeste souvent au
moment de la puberté, ce qui permettra peut-être de percer enfin
les mystères de cette terrible maladie.

Proche de ses étudiants et collaborateurs avec qui il partage souvent
une véritable complicité, toujours aussi épris de la découverte
et du travail de recherche, Rémi Quirion excelle également dans
son rôle d’administrateur, où il est entièrement
dévoué à la cause de la santé mentale. Il sera éditeur
en chef du Journal of Chemical Neuroanatomy et membre des comités éditoriaux
de dix-huit publications savantes. Le Québec puis le Canada lui confient
la supervision de leurs activités de recherche en santé mentale : de 1994 à 2001, il coordonne ainsi le Réseau de santé mentale
du Fonds de recherche en santé du Québec; depuis décembre
2000, l’Institut canadien des neurosciences, de la santé mentale
et des toxicomanies des Instituts de recherche en santé du Canada.

Rémi Quirion a déjà reçu de nombreuses distinctions,
dont le Prix du jeune chercheur du Club de recherches cliniques du Québec
en 1989, le prix Heinz-Lehmann du Collège canadien de neuropsychopharmacologie
en 1991, le prix Léo-Pariseau de l’Acfas et le prix Galien en 1997. Depuis 2003, il est membre de la Société royale du Canada
et chevalier de l’Ordre national du Québec. Éternel bon vivant,
il trouve encore un peu de temps pour relaxer en famille, voyager, cuisiner
et skier. Passionné d’art, il est membre du conseil d’administration
des Impatients. Cet organisme offre aux personnes atteintes d’une maladie
mentale l’occasion de s’exprimer par les arts. Rémi Quirion
se prend même parfois à rêver d’ouvrir une galerie
d’art brut. Qui sait, peut-être un jour? Cependant, Rémi Quirion ne planifie pas. Il fait plutôt confiance à la vie et à l’avenir.

Esteban Chornet

Esteban Chornet ne se prend jamais au sérieux. Préférant
accorder le crédit de ses réussites à ses proches, l’ingénieur
entrepreneur parle de lui simplement, avec un sourire aux lèvres, comme
si chacune de ses actions n’était que le fruit de la chance ou
de la conjoncture. Pourtant, ce spécialiste du génie chimique
vert, notion qui englobe la conversion de la biomasse en bioénergie
(un des vecteurs des énergies renouvelables) et en produits chimiques
verts, a su conjuguer avec un talent rare des carrières de chercheur
universitaire hors pair, de professeur très apprécié et
d’entrepreneur prospère.

La source de la grande vitalité d’Esteban Chornet se trouve
peut-être à Majorque,
sa ville natale. Après la guerre civile espagnole (1936-1939) et sous
les premières années de la dictature, la vie est dure dans la
plus grande île des Baléares. Pour subvenir aux besoins de la
famille, le père d’Esteban Chornet exploite deux scieries,
dans une desquelles il génère de l’électricité avec
le gaz produit à partir des résidus de bois. Cette électricité,
outre qu’elle est utilisée pour les opérations de la scierie,
sert aussi à faciliter la vie de quelques maisons voisines. L’expérience
marque Esteban Chornet qui, plus tard, deviendra l’un des meilleurs
spécialistes
mondiaux de ce type de procédé, la gazéification. À l’école,
le garçon est fort en maths et en langues. Après l’Université polytechnique
de Barcelone, où il obtient son diplôme de génie industriel
en 1966, Esteban Chornet franchit l’Atlantique en compagnie de sa conjointe
Mercedes et s’inscrit à des études de troisième cycle à l’Université Lehigh, en Pennsylvanie. C’est
là que naît leur premier fils, Nicolas, lui aussi devenu ingénieur chimiste.

Lorsque les Chornet découvrent le Québec en 1970, c’est
le coup de foudre. Bernard Coupal, lauréat du prix Lionel-Boulet
en 2000, offre à l’ingénieur catalan un poste de professeur
au Département de génie chimique de l’Université de
Sherbrooke qui vient d’être créé. Le sujet central
du groupe dirigé par Coupal – la valorisation de la tourbe – attire
Esteban Chornet autant que la jeunesse et le dynamisme de l’institution.
La famille s’installe définitivement à Sherbrooke où naissent
deux autres fils : Vincent (finance et commerce international) et Michel (ingénieur chimiste).

Alors que le premier choc pétrolier de 1973 se prépare, Esteban Chornet
mesure l’ampleur de notre dépendance à l’égard
d’une ressource qui, inévitablement, finira par s’épuiser.
Sans une solution de rechange durable au pétrole et au gaz naturel,
affirme-t-il, le progrès social et économique de la planète
est compromis. À l’image de son père, l’ingénieur
cherche alors à mettre au point des procédés pour produire
de l’énergie à partir de la biomasse, particulièrement
abondante au Québec. De la tourbe, il passe aux résidus de l’industrie
forestière, puis aux déchets urbains, « vraie ressource »,
selon ses propres termes. Soucieux d’asseoir la mise au point de ces
techniques sur une base scientifique solide, il définit les concepts
et élabore, avec ses étudiants et collaborateurs, des modèles
théoriques et des preuves de concept en laboratoire et à l’échelle
pilote. Au cours des années 70 et 80, il jette les bases fondamentales
de plusieurs technologies, telles que la pyrolyse sous vide, la gazéification
et le fractionnement eau-vapeur, qui aujourd’hui se trouvent en plein
développement industriel.

Les travaux d’Esteban Chornet lui valent rapidement une reconnaissance
internationale. Auteur de plus de 180 publications scientifiques, de 3 ouvrages à titre
de coauteur ou de coéditeur, de 15 chapitres de livres et de nombreuses
conférences, Esteban Chornet est titulaire de 21 brevets.
En 1983, il devient le premier ingénieur chimiste à recevoir
la prestigieuse bourse Steacie du Conseil de recherches en sciences naturelles
et génie
du Canada. Depuis 1993, il est également professeur invité affilié au
National Renewable Energy Laboratory, au Colorado, où il participe à l’élaboration
de nouvelles stratégies pour la production d’hydrogène
par voie de la biomasse. Malgré ses succès en recherche, le professeur
ne néglige pas ses autres responsabilités. Il prend part à la
vie de l’université, participe à toutes sortes de comités
internes, enseigne à tous les cycles et est appelé à siéger à des
comités et conseils provinciaux, fédéraux et internationaux.
Considéré comme un excellent pédagogue, il aime à partager
son expérience avec les jeunes du premier cycle et agit en mentor auprès
des étudiants diplômés.

Au tournant des années 90, Esteban Chornet est un professeur
admiré et
un chercheur accompli. Cependant, l’aventure industrielle le tente. Certes,
il est depuis toujours proche du secteur privé, surtout comme consultant.
De 1979 à 1983, il est ainsi directeur technique de la compagnie torontoise
Sandwell-Beak Research Group. L’ingénieur siège aussi au
conseil d’administration de plusieurs compagnies, comme ITEC Mineral,
spécialisée dans le traitement des résidus miniers. Fera-t-il
un bon entrepreneur? Comme en toutes choses, Esteban Chornet consulte d’abord
ses proches. Sans leurs encouragements et leur soutien, il ne se serait pas
lancé. À l’approche de la cinquantaine, il mise aussi sur
une santé de fer, conservée par des années de pratique
sportive régulière. En mars 1992, Esteban Chornet franchit
le pas et fonde, avec l’aide de l’Université de Sherbrooke,
du Centre québécois de valorisation de la biomasse et de ses
plus proches collaborateurs, Kemestrie, entreprise chargée du transfert
industriel des technologies mises au point dans son laboratoire, et ce, tout
en continuant d’exercer à temps plein ses fonctions de professeur.
Son esprit d’initiative et sa pugnacité sont vite récompensés.
De Kemestrie naissent trois sociétés, soit Kemfor, Gelkem et
Enerkem : cette dernière deviendra la société étoile
du groupe. En 2003, grâce à une licence accordée par Enerkem,
la première usine au monde produisant de l’électricité à partir
de déchets plastiques ouvre ses portes en Espagne. D’autres projets
de gazéification de déchets urbains sont en cours de réalisation
en Europe et en Amérique du Nord. Kemestrie est aussi actionnaire de
Bioxel, qui produit des médicaments contre le cancer.

Aujourd’hui, Esteban Chornet dirige Enerkem, avec l’aide précieuse
de son fils Vincent, vice-président de l’entreprise, et il préside
le conseil d’administration de Kemestrie. Il siège aussi au conseil
scientifique du Fonds québécois de la recherche sur la nature
et les technologies (FQRNT). À l’aube d’une retraite universitaire
bien méritée, l’ingénieur se donne encore quelques
années pour consolider ses activités industrielles en mettant
l’accent sur le créneau de l’« énergie-environnement »,
convergence essentielle pour assurer le développement durable de la
planète et où ses compagnies sont en train d’assumer le
rôle de leader à l’échelle internationale.

Graham Bell

Depuis 28 ans, Graham Bell trouve les réponses à des questions qui touchent l’essence même de la vie. D’où vient la biodiversité? Comment les espèces s’adaptent-elles à des changements de leur environnement? Pourquoi la reproduction sexuée est-elle apparue? Le biologiste de l’Université McGill est l’un des meilleurs spécialistes actuels de l’évolution. En combinant une approche théorique résolument pragmatique avec un sens de l’expérimentation rare dans cette discipline, Graham Bell s’est taillé une réputation de scientifique brillant, original et prolifique. Auteur notamment de quatre ouvrages majeurs et de sept articles dans la prestigieuse revue Nature, il se préoccupe aussi de diffuser l’histoire naturelle, en tant que directeur de l’imposant Musée Redpath d’histoire naturelle de l’Université McGill.

Graham Bell est natif de Leicester, en Angleterre. Jeune, il se révèle rapidement très doué pour les études, et les sciences naturelles l’attirent plus que tout. En dehors de l’école, il consacre son temps à toutes sortes d’activités extérieures, collectionne les fossiles, pratique la pêche et s’adonne au camping. En 1967, il est reçu au concours d’entrée de la célèbre Université d’Oxford où, après un baccalauréat en zoologie, il obtient son doctorat en écologie animale en 1974.

Cependant, l’Angleterre paraît bien petite aux yeux de cet amateur de grands espaces. Dès la fin de ses études postdoctorales à l’Université de York, Graham Bell s’envole pour le Canada avec sa conjointe. Après six mois à la Division des pêches et de la faune du gouvernement de l’Alberta, il s’établit à Montréal en 1976, où l’Université McGill lui offre d’abord un poste de chargé de cours avant de le nommer professeur. Le couple de Britanniques est emballé par la ville et ses accents européens, de même que par la proximité de la nature.

Dès le début de sa carrière à l’Université McGill, le biologiste se passionne pour les questions d’évolution. Son approche se distingue rapidement de celles des autres spécialistes. Soucieux de toujours valider ses idées théoriques, il invente de nouvelles méthodes et techniques d’expérimentation et teste ses hypothèses sur une multitude d’organismes vivants. En 1982, il publie son premier livre, The Masterpiece of Nature : The Evolution and Genetics of Sexuality, qui constitue depuis l’ouvrage de référence à propos de l’évolution de la sexualité. Le sérieux de Graham Bell ne fait aucun doute. Dans son second ouvrage, Sex and Death in Protozoa : The History of an Obsession, publié en 1989, le biologiste expose ses dernières théories et expériences à propos de la sexualité et du vieillissement des protozoaires; cet ouvrage fait aussi date.

Au fil des ans, Graham Bell ressent le besoin toujours plus impérieux d’asseoir la théorie sur des expériences reproductibles et fiables. Au cours des années 90, il adopte une approche très originale : plutôt que de chercher à comprendre comment des espèces ont évolué naturellement, il fait évoluer des micro-organismes dans son laboratoire pour observer, génération après génération, les modifications qui apparaissent. En étudiant ainsi une algue verte unicellulaire du nom de Chlamydomonas, le biologiste s’impose comme le pionnier de l’évolution induite expérimentalement, approche extrêmement fructueuse.

Depuis les années 2000, le professeur Bell élargit encore sa perspective en utilisant ses modèles pour étudier de multiples sujets, dont les origines de la biodiversité. Naviguant de la théorie à la pratique, il se penche sur des questions cruciales pour notre avenir, telles que l’évolution de la biodiversité sous la contrainte des changements climatiques. Toutefois, même lorsqu’il touche à des sujets d’un grand intérêt public, le chercheur n’est pas du genre à se vanter et à envahir les tribunes. Plutôt réservé, il préfère publier de solides articles qui ébranlent chaque fois la communauté scientifique. En 2003, par exemple, il met en garde les compagnies pharmaceutiques à propos des conséquences à long terme d’une nouvelle génération d’antibiotiques. Graham Bell démontre, preuve à l’appui, que ces produits risquent de mettre en péril notre système immunitaire en forçant l’évolution des bactéries. À la suite de son article, la création de ces antibiotiques est remise en question.

Chercheur réputé et membre du comité éditorial de plusieurs revues savantes, Graham Bell est aussi un formidable pédagogue, très apprécié de ses étudiants. En tant que membre fondateur du conseil de direction du Centre de recherche sur l’enseignement de l’évolution, géré conjointement par les universités McGill et Harvard, il s’est également engagé sur le plan personnel pour que les professeurs de biologie des écoles américaines et canadiennes reçoivent une solide formation à propos de l’évolution, de manière à faire échec au créationnisme.

Depuis 1995, Graham Bell dirige en outre le Musée Redpath d’histoire naturelle de l’Université McGill, auquel il consacre près de la moitié de son temps. Sous sa gouverne, cette institution plus que centenaire entame une cure de jouvence : ainsi, 1,5 million de dollars y ont été investis pour rénover les salles et offrir de nouvelles expositions. Rappelons que ce musée accueille chaque année près de 12 000 visiteurs, dont 6 000 élèves.

Graham Bell a déjà reçu plusieurs distinctions. Membre notamment de la Société royale du Canada depuis 1994, il sera élu au conseil de son Académie des sciences en 1995. Le biologiste reçoit également le prix Léo-Pariseau de l’Acfas en 2002. Malgré ses succès et un travail très prenant, Graham Bell sait rester simple : il ne manque jamais une occasion de s’échapper dans la nature en famille, avouant avec un sourire presque gêné son éternelle passion pour la pêche…

Maurice Savoie

Maurice Savoie est céramiste. Il a choisi de consacrer sa vie à l’un des médiums artistiques les plus anciens du monde. Un médium exigeant, car il engage bien évidemment une part de métier, un savoir technique, une attention à la matière et à ses contraintes. Or, encore aujourd’hui, après 50 ans de métier, Maurice Savoie parle avec passion de la matière sensuelle, malléable, de sa transformation par le feu, de la temporalité qu’elle inscrit.

Il nous faudra souligner, d’entrée de jeu, que Maurice Savoie est le premier lauréat du prix Paul-Émile-Borduas à être associé au domaine des métiers d’art. Il serait cependant également le premier à souligner la relativité d’une telle catégorisation. D’abord et avant tout créateur, Maurice Savoie a, dès les premières années de sa formation, recherché la rencontre fertile de l’apprentissage technique, de l’approche sculpturale et d’une connaissance approfondie de l’histoire de l’art. Il a côtoyé les plus grands artisans européens et canadiens. Il est de ces artistes, cinéastes et écrivains qui, au cours de la Révolution tranquille, auront rêvé et porté une culture en devenir. En tant que céramiste, il a ouvert toutes les portes. Et par son écriture constamment renouvelée, il nous a révélé l’ouverture infinie du langage de la terre. Ainsi, toute sa production témoigne d’un respect profond pour l’histoire et les possibilités de ce médium qui, tout autant qu’il est associé aux civilisations les plus anciennes, aura, il faut le rappeler, accompagné la plupart des avant-gardes du xxe siècle.

L’apport important de Maurice Savoie réside très certainement dans sa volonté incessante d’aborder la céramique dans une attitude d’expérimentation et de recherche. À cet égard, il se révèle un modèle et un maître pour plusieurs générations de créateurs et de créatrices qui se sont nourries de son influence au fil des cinq dernières décennies. Car non seulement se sera-t-il consacré à l’enseignement pendant de nombreuses années, mais il demeure, encore aujourd’hui, une source d’inspiration pour ceux et celles qui ont choisi la terre comme médium d’expression. C’est donc tout autant à l’apport technique qu’à l’ouverture de multiples avenues de sens que l’on doit la richesse de sa contribution.

Favorisant d’abord et avant tout la création d’objets uniques, il exploite les possibilités formelles de la céramique tout en puisant, aux confins de son histoire, l’amorce de mythologies hybrides et réinventées. Sous son oeil, la terre se rappelle, relance les références aux écritures les plus anciennes, aux civilisations lointaines qui en ont développé les formes, aux multiples modes d’inscription de cette matière dont il désire profiter sans relâche. L’objet devient ainsi porteur d’une histoire toujours vivante et à refaire. Pour Maurice Savoie, la terre raconte mille fables et récits portés par le temps.

Cette importance du récit est présente, dès les années 60, dans la création des premières murales et écrans muraux que réalisera Maurice Savoie, tant pour l’entreprise privée que dans le contexte de commandes publiques. Cet engagement dans le domaine de l’art public résulte non seulement d’un intérêt pour l’architecture et d’une volonté de tisser des liens avec les architectes de son temps, mais aussi de l’attrait indéniable que représentent pour lui les possibilités nouvelles de ce contexte de production. On pense, entre autres, aux murales de briques fabriquées en industrie et conçues pour la compagnie Eaton au début des années 60, à l’oeuvre d’intégration du Pavillon du Québec de l’Exposition universelle de Montréal en 1967, mais aussi à la murale de béton et d’argile réalisée à la chancellerie du Canada à Belgrade en 1984, des oeuvres d’une étonnante actualité encore aujourd’hui. Dans cette production muraliste, où Maurice Savoie excelle et ouvre la voie, il fait le pari d’une collaboration fertile entre l’art et l’industrie, une collaboration dont il aura été tout d’abord le témoin lors de stages à l’étranger dès les années 50, notamment en Italie, et dont il aura voulu poursuivre l’exploration à son retour au Québec. Il est alors tout particulièrement sensible à l’apport de la mécanisation en ce qui a trait à la manipulation de la matière. Il évitera d’ailleurs toute distinction manichéenne entre le travail de la main et celui de la machine au profit d’expérimentations plurielles. Cette attitude détermine encore aujourd’hui la singularité de son approche.

Au sein de sa production sculpturale, des loups-garous, samouraïs et bêtes noires naissent de ce jeu complice de la main et de la machine. Maurice Savoie s’abreuve ici de lectures, de Borges, de contes symboliques et de sa connaissance aiguë de l’art oriental. Nous connaissons bien ce bestiaire, cette suite d’objets pansus dont l’espace intérieur évoque quelque fonction oubliée et parle parfois de rituels étranges. Puis il nous a bientôt proposé, dans le vaste éventail de ses registres narratifs, d’autres stratégies. Aux bêtes étranges, aux objets organiques, ont succédé des bateaux, sous-marins et véhicules de toutes sortes. Ces embarcations et ces chars aux couleurs, aux textures bigarrées et aux roues surdimensionnées, introduisent, dans la production récente de l’artiste, des récits de plus en plus diserts, fables contemporaines ou commentaires ironiques, où l’objet est un tremplin au foisonnement de l’imaginaire. Ces oeuvres se composent, tel un bricolage savant, de fragments en attente. Des fragments qui pullulent dans l’atelier, des tiroirs remplis de bouts de toutes sortes, figurines miniatures, en terre, en bronze, étoiles, roues, petits objets géométriques, etc. Sous nos yeux se déploie un répertoire volubile de textures, de qualités de matière et de modes d’application de la couleur. On sent là un plaisir évident du faire où le processus acquiert une importance capitale. Des objets qui semblent ne jamais se clore.

Poète délinquant, Maurice Savoie connaît aujourd’hui une période de liberté nouvelle. Il nous faudra en effet souligner, avec insistance, l’actualité toujours vive de sa production récente, cette folie créatrice qui l’anime encore, et l’ébranlement que suscitent ses audaces. De son médium, il bouscule de plus bel les attendus et les coutumes. Cette production met allégrement en scène le jeu débridé des références, le dérapage des genres, une pseudo-naïveté où le ludique tient une place essentielle. Telle une narration débridée qui insuffle à son oeuvre un pouvoir de dépassement.

C’est donc à ce maître délinquant que revient ce prix, à cet homme d’une générosité et d’une vivacité contagieuses. Cette reconnaissance vient affirmer le respect de ses pairs et notre appui à ses dérives heureuses.

John R. Porter

John R. Porter est assurément l’un des historiens de l’art les plus en vue au Québec. Il faut dire que depuis son arrivée à la tête du Musée national des beaux-arts du Québec, en 1993, l’homme multiplie les coups d’éclat. Les plus remarquables restent sans conteste l’exposition Rodin à Québec, en 1998 – avec son demi-million de visiteurs, elle fut l’exposition d’oeuvres d’art la plus fréquentée dans le monde cette année-là! -, et la création, en 2000, d’une salle permanente réservée au plus fameux de nos artistes sur la scène internationale, Jean-Paul Riopelle. John Porter a dû faire preuve d’une bonne dose de détermination pour réaliser ce projet et en arriver, comme c’était son voeu, à ce que « son » musée abrite la plus importante collection publique doeuvres de ce grand peintre, sculpteur et graveur québécois. La seule acquisition de l’immense triptyque Hommage à Rosa Luxemburg fut une véritable saga! Mais la détermination est justement l’une des vertus cardinales de ce Lévisien d’origine.

En 1972, à l’âge de 23 ans, John Porter est le premier à obtenir une maîtrise en histoire de l’art à l’Université Laval. Il soutiendra sa thèse de doctorat à l’Université de Montréal en 1981. Entre-temps, il publie L’Art de la dorure au Québec du xvii e siècle à nos jours . L’éloge vient alors de haut : Mgr Félix-Antoine Savard, lui-même écrivain, parlera des « pages un peu surnaturelles » de ce livre écrit par le « jeune Porter », un livre consacré à un mystérieux métier d’art et qui est encore consulté aujourd’hui par des restaurateurs québécois et étrangers. Déjà, il y témoigne de la conviction profonde, jamais démentie depuis, que la restauration des oeuvres anciennes constitue la voie royale pour préserver l’authenticité de ce patrimoine et le garder toujours vivant. Cette conviction, il se sera sans relâche employé à la faire partager par ses contemporains, comme l’attestent plusieurs de ses publications, mais aussi des actions très concrètes. Ainsi lancera-t-il le Musée dans un ambitieux programme de restauration d’oeuvres, afin de redonner au Québec des pièces majeures de son patrimoine. Dès 1994, l’exposition Restauration en sculpture ancienne représentait une belle entreprise de séduction, de sensibilisation et d’éducation du public.

John Porter, de fait, est un pédagogue dans l’âme. Il démarre sa carrière professionnelle comme conservateur adjoint de l’art canadien ancien au Musée des beaux-arts du Canada, poste qu’il occupe de 1972 à 1978. Mais c’est ensuite à l’Université Laval qu’on le croise. Il ne rompra jamais les liens avec son alma mater, puisqu’il y a encore le statut de professeur associé. Pour ses étudiants au baccalauréat, à la maîtrise et au doctorat, il aura été un professeur marquant. John Porter a une passion : l’art sous toutes ses formes, et il en a imprégné ses cours. Plus que de simples connaissances théoriques, le professeur Porter a su transmettre à ses étudiants le feu sacré.

Lorsque John Porter commence à enseigner, l’histoire de l’art est encore une discipline jeune au Québec et, par conséquent, il se préoccupe de la formation des chercheurs. Dirigeant d’importants projets de recherche, il donne à plusieurs de ses jeunes collaborateurs l’occasion de faire leurs armes et de se mettre en valeur. Certains d’entre eux se souviennent de l’aventure exaltante du Grand Héritage, l’exposition organisée par le Musée du Québec pour souligner la visite à Québec du pape Jean-Paul II, en septembre 1984. Membre du comité scientifique chargé de concevoir le volet artistique de l’exposition, il joue un rôle clé dans la sélection des pièces et la rédaction du catalogue intitulé Le Grand Héritage. L’Église catholique et les arts au Québec. À cette occasion, il fait découvrir des oeuvres majeures dont les traces semblaient perdues à jamais. Mais les découvertes de John Porter, en matière de patrimoine québécois, ne commencent ni ne s’arrêtent là, loin s’en faut. Coquin de sort, c’est lui qui résout « l’énigme du baldaquin » de l’église de Neuville – le plus vieil ensemble sculpté du Régime français, que tous croyaient disparu -, une énigme à laquelle s’était notamment buté… nul autre que Gérard Morisset!

L’exposition est à peine terminée que John Porter s’attelle à ce qui s’avérera un ouvrage phare sur la sculpture. Événement rarissime dans le monde de l’histoire de l’art, La Sculpture ancienne au Québec. Trois Siècles d’art religieux et profane, publié en 1986 et auquel collabore Jean Bélisle, de l’Université Concordia, est salué par les spécialistes comme par les… profanes, justement. À cet égard, la production écrite de John Porter force l’admiration, tant par sa qualité que par sa quantité : on lui doit entre autres quelque 370 notices de catalogues et 160 articles scientifiques, ainsi qu’une quinzaine d’ouvrages dont il est l’auteur unique ou principal! De fait, aucun historien de l’art québécois contemporain n’a autant écrit sur autant d’aspects de notre patrimoine. Toutes ses réflexions sur l’art et la muséologie ont une audience qui déborde largement les frontières du Québec.

Au détour de ses travaux sur la sculpture, John Porter a l’intuition de l’importance patrimoniale du mobilier de l’époque victorienne au Québec. Désireux d’intensifier la recherche dans ce domaine jusqu’alors négligé, il met sur pied une équipe multidisciplinaire qui se veut au carrefour de l’histoire, de l’histoire de l’art, de l’ethnologie, de la géographie, de la restauration, de la sociolinguistique et de la muséologie. Ces travaux débouchent sur l’exposition Un art de vivre : le meuble de goût à l’époque victorienne au Québec . D’abord présentée au Musée des beaux-arts de Montréal – où John Porter fait un passage remarqué de 1990 à 1993 à titre de conservateur en chef -, l’exposition se déplace ensuite au Musée de la civilisation, à Québec. Au pays comme à l’étranger, en français comme en anglais, l’ouvrage qui l’accompagne est accueilli avec enthousiasme et qualifié de « monumental »! En somme, avec John Porter, la recherche et les travaux pointus ne tardent jamais à se diffuser.

Historien de l’art, John Porter a sans contredit donné une impulsion prodigieuse à la recherche sur l’art du Québec des origines à nos jours ; muséologue, il a réinventé, démocratisé et enrichi l’institution qu’il dirige depuis plus d’une décennie. Sa première initiative, à titre de directeur général, fut ainsi d’en ouvrir toutes grandes les portes à la population. Pour lui, les oeuvres que recèlent les musées ne doivent pas demeurer dans les réserves, mais être appréciées en pleine lumière. Il aura du reste souvent réitéré, au cours de sa carrière, que l’institution-musée a le devoir social de partager ses richesses avec la communauté, car l’oeuvre d’art n’est vivante que si elle fait l’objet d’une appropriation collective.

Fort de ce principe, John Porter aura utilisé ses talents de vulgarisateur et de communicateur hors pair pour entraîner le public en des avenues peu fréquentées. En effet, il ne s’est pas contenté d’accorder une place d’honneur aux Jean-Paul Riopelle et Jean Paul Lemieux – qui a également sa salle permanente au Musée; jouant souvent d’audace, il a amené la population québécoise à la découverte ou à la redécouverte d’artistes comme Joseph Légaré, Suzor-Coté, Louis-Philippe et Henri Hébert, Jean Dallaire, Marian Dale Scott, Maurice Perron, Mimi Parent et Jean Benoît, Madeleine Arbour, Denis Juneau, Rita Letendre, Dominique Blain et bien d’autres.

Animé par le désir de « conjuguer le durable et l’éphémère », John Porter est assurément un homme de vision. Pour lui, le patrimoine n’est nullement une simple accumulation de souvenirs du passé, c’est bel et bien « un ensemble de traces parlantes et d’échos tangibles de notre genèse individuelle et collective » ; à ce titre, les diverses expressions du patrimoine méritent que les communautés se les approprient afin de les conserver, de les réactualiser et de les transmettre. Conservation et réactualisation, passé et avenir s’incarnent, chez John Porter, dans son inlassable passion à nous révéler à nous-mêmes.

Récipiendaire de nombreuses reconnaissances dont le prix carrière 2003 de la Société des musées québécois, John Porter est fait chevalier de l’Ordre des arts et des lettres de la République française en 1998, chevalier de l’Ordre national du Québec en 2002 et chevalier de l’Ordre national de la Légion d’honneur de France en 2003.

Jacques Languirand

En apprenant qu’il recevait le prix Georges-Émile-Lapalme, Jacques Languirand a été « paralysé de la parole » pendant une demi-heure. « Je me demandais – je me demande toujours – si je suis digne de cet honneur-là. »

Comme la plupart des esprits curieux, ce grand communicateur est avant tout un lecteur. Se considérant comme un « scientifique frustré », il observe, analyse, compare, explore. Sa bibliothèque personnelle compte 10 000 ouvrages. « Je n’invente rien, je transmets », dit-il en citant Confucius. Sa capacité d’ingestion d’information est phénoménale. À la radio de la Société Radio-Canada , où il officie depuis plus de 34 ans, il n’hésite jamais à aborder des sujets « difficiles » comme l’altruisme, le cosmos, la spiritualité, les sciences occultes, le suicide, la mort. Les 73 000 auditeurs de l’émission Par quatre chemins le suivent parce que tout en les entraînant sur des sentiers ardus, il ne perd jamais de vue la beauté du monde. « J’essaie d’être utile, dit-il. C’est dans ces moments-là que je suis le plus heureux. » Pour ce père de famille, deux fois grand-père et professeur à la retraite – il a enseigné 12 ans au programme de communication de l’Université McGill -, la cause du français est indissociable de celle de la pensée. « Pour exprimer et ressentir ce que l’on est, il faut un vocabulaire et des mots précis. S’il n’y a pas la langue, il n’y a pas de réflexion. »

Bien qu’il soit surtout connu pour son travail au micro, Jacques Languirand est aussi un auteur prolifique. Depuis 1956, il a publié un roman, deux récits de voyage, un livre d’humour, 11 pièces de théâtre, quelques essais et plusieurs ouvrages de vulgarisation. Sa plus récente pièce, Faust et les Radicaux libres (1999), a remporté un prix spécial du jury au Concours international de théâtre de la Fondation Onassis à Athènes. Son éditeur, Alain Stanké, qui a réédité récemment une bonne partie de ses textes dramatiques1 le décrit comme le seul représentant dans ce pays du théâtre de l’absurde.

Pionnier du multimédia, notamment à Expo 67 où il fut concepteur-designer, Languirand a ouvert la voie à de nombreux créateurs de la génération technologique. À l’enseigne du théâtre, en plus de son travail d’écriture, il a été comédien, metteur en scène, professeur à l’École nationale de théâtre et secrétaire général de la Comédie canadienne et du Théâtre du Nouveau Monde. En 1967, dans le Vieux-Montréal, il a créé son propre centre culturel, ancêtre des Ex-Machina et autres temples de la multidisciplinarité. En 1993, à 62 ans, pour Robert Lepage, il a accepté d’interpréter pendant plusieurs mois, en tournée au Québec et en Europe, trois rôles dans le fabuleux Cycle Shakespeare du théâtre Repère. À Nottingham, en Angleterre, le Financial Times a salué sa prestation dans Coriolan en louant chez lui « un Menenius exceptionnel ».

Porte-parole pour le Québec du Jour de la Terre dont l’objectif est de sensibiliser le public à l’environnement, Languirand a été perçu tour à tour comme un personnage insolite (coïncidence ou non, sa première pièce s’intitulait Les Insolites ), un auteur d’avant-garde, un prophète de la contre-culture, un passeur, un rêveur. Concepteur du site Par quatre chemins ( www.radio-canada.ca/par4 ) qui, avec ses 8 500 pages et ses 600 heures de fichers audio, est l’un des sites Internet francophones les plus importants de la galaxie web, il aborde les idées et les tendances de son époque avec la même agilité depuis plus de 50 ans. « J’ai toujours eu ce besoin d’apprendre.»

Jacques Languirand est né à Montréal en 1931, enfant unique de Clément Languirand-Dandurand et de Marguerite Leblanc morte deux ans et demi après sa naissance. Malgré les attentions d’une belle-mère, d’une grand-mère et de deux tantes aimantes, il garde de son enfance un souvenir douloureux. Professeur à l’école primaire, son père est taciturne, colérique, excentrique… autoritaire. Dans la famille, on est aventurier (le grand-père s’est enrichi aux États-Unis), obstiné, farfelu et parfois rancunier. Ambitieux, Jacques tente de faire sa place dans cette exigeante lignée. Comme l’a déjà écrit son ami Hubert Aquin, « un Languirand est un objet rare, aux contours fauves, de forme bizarre, dont les parois sont couvertes d’hiéroglyphes et qui tient à la fois de la boîte à surprise et de la pile électrique ».

Il a 18 ans lorsqu’il part pour Paris en 1949. À titre de chroniqueur culturel à l’antenne de la RDF, la Radiodiffusion française, il interviewe les grandes personnalités de l’époque comme André Breton, Paul Claudel, André Malraux, Henri de Montherlant, Jean-Louis Barrault. Il se lie d’amitié avec Jean Cocteau, Laurent Terzieff, Léon Zitrone. Mais aussi avec Jacques Normand, Charles Aznavour et nombre d’expatriés québécois. Pendant plus d’un an, sur la rive gauche de la Seine, il partage un appartement avec le montréalais François Hertel, poète et ancien jésuite qui a servi de mentor à de nombreux intellectuels de la Révolution tranquille. À la RDF où ses interventions sont transmises sur ondes courtes jusqu’à Montréal, son patron se nomme Pierre Emmanuel. L’ancien résistant et homme de lettres qui sera reçu une vingtaine d’années plus tard à l’Académie française est le maître à penser du jeune Languirand. « Ma vie a été remplie de ces rencontres avec des gens souvent plus âgés que moi. Je ne me lassais jamais de les écouter. Si bien qu’à cette époque, je passais pour un type des plus silencieux. »

De retour à Montréal à la fin des années 50, il se retrouve devant les caméras de la télévision, à l’émission Carrefour, aux côtés de ces maîtres de la communication que sont René Lévesque et Judith Jasmin. Se considérant toujours comme en apprentissage, il parcourt le monde, se rend à Tahiti, aux États-Unis, au Mexique. Il participe sous surveillance scientifique à des expérimentations sur les drogues psychédéliques et plus spécifiquement sur le LSD. « En tant que créateur, écrit-il à cette époque, avec tout ce que cette définition comporte d’inconfortable, je cherche sans cesse, je ne suis jamais satisfait de ce que je trouve, et tous les matins je recommence. » Par la suite, il s’intéressera à la psychologie, fera de nombreuses conférences, entre autres sur le mal-être, les droits humains et la nutrition dont il deviendra peu ou prou un spécialiste. Inmanquablement, il livre son message de façon élégante avec des mots et une diction impeccable, bien français.

À la veille de recevoir ce prix, il éprouve le besoin d’évoquer tous ceux qui l’ont « formé, accompagné, instruit ». Au nombre de ces gardiens tutélaires, outre ceux que l’on a mentionnés plus haut, il cite ses femmes, ses professeurs à la petite école, « le frère Hilaire, la soeur unetelle ». Il tient également à rappeler l’action de la Société du bon parler français qui, du temps de sa jeunesse, multipliait les initiatives (« un mot nouveau » chaque jour dans les écoles) pour enrichir la pratique de la langue au quotidien. « À mon avis, on s’exprime mieux au Québec qu’autrefois. Si le français a réussi à survivre, c’est grâce aux communautés religieuses. »

Mais avant tout, il voudrait rendre hommage à Clément, « ce créateur – musicien-organiste-professeur – passionné de la langue française » qui, jusqu’à la fin de sa vie, l’a corrigé pour un mot ou une expression qu’il aurait pu employer dans un sens plus juste. Pendant longtemps Jacques Languirand en a voulu à son père pour ses critiques sévères. « Aujourd’hui, je regrette la réputation que je lui ai faite. Clément était assoiffé de culture. Il lisait sans arrêt, fouillait les dictionnaires, recopiant mots et citations, retenant tout, ne laissant rien échapper. À sa manière, il cherchait à transmettre son savoir. Il a eu raison. »

Jacques Languirand a été nommé chevalier de l’Ordre national du Québec en 2004. Il a également été fait officier de l’Ordre du Canada en 2003 et a reçu un doctorat honorifique de l’Université McGill en 2002.

1Presque tout Languirand, Stanké, Montréal, 2001, 892 pages.

Walter Boudreau

Le milieu musical québécois peut s’estimer chanceux d’avoir en son sein un empêcheur de tourner en rond de la trempe de Walter Boudreau. Cherchant sans cesse à faire tomber les cloisons entre les genres et à rapprocher les créateurs et le public, ses actions visent surtout à multiplier les ouvertures. Faire connaître la musique contemporaine au plus grand nombre en la démystifiant et faire rayonner la musique d’ici à l’étranger sont deux des objectifs qu’il place en tête de liste de ses priorités.

Walter Boudreau, l’homme-orchestre, est saxophoniste « retraité », compositeur prolifique, directeur artistique, chef d’orchestre, organisateur d’événements, enseignant, écrivain à ses heures, peintre quand il en a le temps et, cela va de soi, personnage médiatique.

Il y avait de la musique dans la famille Boudreau avant la venue de Walter, en 1947. La mère joue du piano et le père, décédé juste avant sa naissance, était saxophoniste dans des orchestres de danse, à Sorel. C’est là, au couvent de la Congrégation Notre-Dame, qu’il amorce à 6 ans l’étude du piano. Son oncle Guy enrichit l’enseignement quelque peu austère des religieuses en puisant dans sa collection de 78 tours des enregistrements de symphonies classiques, de musique de chambre et de piano honky tonk, pendant que le jeune musicien aiguise son oreille et ses talents culinaires à l’écoute de l’opéra du samedi en cuisinant des tartes aux fruits avec sa grand-mère.

À 13 ans, Walter se joint à l’Harmonie Sainte-Cécile du collège Sacré-Coeur de Sorel, où on lui confie un saxophone. Ce sera son instrument de prédilection pour les 30 années à venir. Autre révélation : la puissance sonore de l’ensemble fait naître chez le jeune apprenti des sensations dont il ne voudra plus se passer.

Walter Boudreau fonde bientôt avec quelques amis Les Majestic, un orchestre de danse au sein duquel il parfait son apprentissage des musiques à la mode et où il s’essaie pour la première fois à l’improvisation. Attiré par le jazz, il fait régulièrement le voyage entre Sorel et Montréal, où l’apprentissage se poursuit à travers les concerts offerts dans les bars spécialisés et l’enseignement de Doug Michaud au studio d’Arthur Romano. En 1966, Walter Boudreau s’installe à Montréal avec l’espoir d’y travailler dans le circuit des boîtes de jazz et avec l’intention d’y suivre des cours d’analyse et de composition au Conservatoire de musique. Ce dernier projet sera cependant mis en suspens en 1967 pour cause d’Exposition universelle, un extraordinaire événement qui a changé bien des vies. Durant six mois, Boudreau y donne des concerts avec son ensemble de jazz, arrangeant la musique selon le nombre de musiciens disponibles, improvise avec tout le monde et découvre au fil des soirs des musiques insoupçonnées. Enfin, participant avec son trio de jazz aux récitals de poésie du samedi après-midi, il y rencontre, entre autres, Raôul Duguay, avec qui il va bientôt fonder l’Infonie.

Après l’explosion créatrice de l’Expo, Boudreau reprend le circuit des bars avec des formations diverses. Un disque paru en 1968 ( Walter Boudreau 3 = 4 , Phonodisc) permet de constater quel excellent saxophoniste de jazz il était. Au fil des rencontres, le cercle de base s’agrandit et, en 1969, naît enfin l’Infonie, fantastique creuset contre-culturel où se mêlent musique, poésie et arts visuels. L’ensemble, dirigé par Boudreau, fait preuve d’une ouverture peu commune, interprétant dans un même souffle des musiques de Bach ou de Guillaume de Machaut, du répertoire de bar-salon ou des Beatles, et des musiques modernes de Terry Riley ou, bien sûr, de Walter Boudreau.

Parallèlement à son travail de directeur, de compositeur et d’interprète avec l’Infonie, qui laisse une marque indélébile dans l’histoire musicale du Québec, Boudreau suit dès 1968 des cours d’analyse et de composition auprès de Bruce Mather à la Faculté de musique de l’Université McGill. De 1970 à 1973, il fera de même au Conservatoire de musique de Montréal avec Gilles Tremblay, ainsi qu’à l’Université de Montréal avec Serge Garant. Ce dernier, cofondateur en 1966 de la Société de musique contemporaine du Québec (SMCQ), permet à l’étudiant d’assister aux répétitions de l’ensemble. Boudreau y découvre des musiciens d’un calibre qui le fait pâlir d’envie et il y entend des musiques qui ne sont pas si éloignées de l’univers éclectique de l’Infonie. Des bourses du Conseil des Arts du Canada (CAC) lui permettent à la même époque de côtoyer les compositeurs les plus respectés : Messiaen et Boulez en 1971, Stockhausen, Xenakis, Kagel et Ligeti en 1972. Cette même année, il dirige l’ensemble de la SMCQ pour la première fois à titre de chef invité. L’année 1973 marque, avec l’enregistrement de son quatrième disque, la fin de l’Infonie.

Lauréat en 1974 du premier prix au Concours national de Radio-Canada pour les jeunes compositeurs, Walter Boudreau s’apprête à conquérir de nouveaux territoires. L’Infonie survit le temps d’une transition à travers le Quatuor de saxophones de l’Infonie, qui devient en 1982 le Quatuor de saxophones de Montréal et que Boudreau engage de plus en plus dans l’interprétation de musique contemporaine. Le compositeur est très actif et le chef tout autant, dirigeant l’Orchestre Métropolitain de Montréal ou l’Orchestre du Centre national des arts, et devenant chef régulier à la SMCQ. En 1988, il y est nommé directeur artistique.

Ses réalisations depuis cette entrée en fonction sont nombreuses, comme les prix qui les couronnent : premier compositeur en résidence à l’Orchestre symphonique de Toronto, de 1990 à 1993 ; Grand Prix Paul-Gilson de la Communauté des radios publiques de langue française pour Golgot(h)a (livret de Raôul Duguay) en 1991 et Grand Prix du Conseil des arts de la Communauté urbaine de Montréal la même année pour la SMCQ ; premier concert conjoint de l’Orchestre symphonique de Montréal et de la SMCQ (OSMCQ) en 1995 ; de nombreux prix Opus du Conseil québécois de la musique (SMCQ live en 1997, compositeur de l’année en 1998, personnalité de l’année en 2003) ; prix Molson pour les arts, attribué par le CAC pour son apport à la vie intellectuelle et culturelle canadienne, et autres.

De plus, ses nombreuses collaborations avec le compositeur Denys Bouliane, depuis 1998, ont littéralement changé le visage du monde musical d’ici. Codirecteurs artistiques du festival de l’Orchestre symphonique de Québec, Musiques au présent, en 1998, 1999 (deux prix Opus) et 2000, ils conçoivent aussi la Symphonie du millénaire (2000), regroupant 333 musiciens en plein air – prix Opus de l’événement musical de l’année – (l’enregistrement numérique live de cette réalisation majeure n’est pas encore offert sur le marché) et mettent sur pied le festival international Montréal Nouvelles Musiques (MNM) en 2003 (Grand Prix du Conseil des arts de Montréal).

S’il y a une chose dont nous pouvons avoir la certitude, c’est que Walter Boudreau n’a pas fini de nous étonner. Attachons nos ceintures, relevons le dossier de notre fauteuil, déposons nos effets personnels et laissons-nous emporter dans son astronef argenté, nez pointé vers les étoiles…

Naïm Kattan

Il est né à Bagdad. Il est Juif. C’est en langue arabe qu’il a rédigé ses premiers écrits. Installé à Montréal depuis 50 ans, c’est comme essayiste, romancier et nouvelliste francophone qu’il a fait sa marque. « J’ai choisi, comme immigrant, de vivre en Amérique française et dès lors j’ai décidé, comme écrivain, de m’exprimer uniquement en français. »

Dans ses 35 livres, Naïm Kattan n’a eu de cesse d’aller à la rencontre de cultures différentes, de réfléchir sur les rapports humains et leur diversité. Son oeuvre, traduite en plusieurs langues dont l’arabe, est célébrée partout pour son universalité. On dit de l’auteur de La Réconciliation qu’il est un « passeur », qu’il représente le « carrefour des cultures à lui seul ».

De son propre aveu, Naïm Kattan a toujours été allergique aux ghettos. « Dès mon enfance, confie-t-il dans L’Écrivain du passage, j’ai été intéressé par l’autre, et l’autre, dans la rue, dans le voisinage, dans la ville, était le Musulman. »

À l’école, le jour, le petit Naïm apprend à lire le Coran; à la maison, le soir, sa mère lui raconte les récits bibliques. Outre la langue arabe, il pratique l’hébreu, l’anglais et le français. Dès l’adolescence, tout en couchant sur papier ses propres histoires inventées, le futur écrivain se découvre une passion pour les lettres françaises. Il partagera bientôt ses découvertes dans diverses revues irakiennes. Parmi ses auteurs de prédilection : Malraux, Breton… et Gide.

Naïm Kattan gardera toujours en mémoire cette nuit, à Bagdad, où il a recopié mot à mot Les Nourritures terrestres. Ce livre d’André Gide, affirme aujourd’hui le septuagénaire, a changé sa vie. « Il me disait à l’époque : Pars! Quitte ta ville. Va ailleurs. Sois libre. Ta vie t’appartient. Ton destin t’appartient. Tu es l’auteur de ton destin, l’auteur de tes propres mots, l’auteur de ta vie. »

En 1947, à l’âge de 18 ans, Naïm Kattan s’installe à Paris avec une bourse du gouvernement français. Inscrit en lettres à la Sorbonne, il s’intègre très vite au milieu littéraire parisien. En plus de collaborer à différentes publications en Irak, où il s’est taillé une place comme critique spécialisé en littérature française, il signe des articles dans la presse parisienne. Mais, déception majeure, c’est comme spécialiste du Moyen-Orient et de la littérature arabe qu’on fait appel à lui dans sa ville d’adoption. « Ce qui était ma distinction à Bagdad est tombé à l’eau quand je suis arrivé à Paris! »

Au début des années 50, le jeune homme fait un séjour aux États-Unis où on l’invite à donner des conférences. C’est le coup de foudre. « J’ai vu que tout était possible en Amérique. Pas besoin de cartes de travail. On me disait : Vous pouvez rester ici . On ne me demandait même pas mon passeport à l’hôtel. Il y avait une sorte de liberté que je ne trouvais pas en France comme immigrant. »

Dès lors, il décide que sa vie sera désormais en Amérique. Mais pas question pour lui de tourner le dos à la langue de Molière. « J’avais un engagement envers le français. Un engagement émotif, intérieur. »

Quand il débarque à Montréal en 1954, cet intellectuel juif parlant français est une curiosité. « À l’époque, être francophone voulait dire ipso facto être catholique. Moi, je suis allé voir le Congrès juif et je leur ai dit : Comment se fait-il que vous ne fassiez rien en français dans une ville francophone?! » Il mettra sur pied Le Bulletin du Cercle juif : « C’était un petit journal, mais c’était le premier non catholique écrit en français au Québec. »

Dès le début des années 60, Naïm Kattan collabore au journal Le Devoir, où il fait la critique des romans canadiens-anglais et américains. À peu près à la même époque, il signe des articles sur la littérature québécoise dans une revue torontoise. En 1967, il est nommé responsable des lettres et de l’édition au Conseil des Arts du Canada, où il oeuvrera pendant 25 ans.

Au fil du temps, cet homme curieux, visionnaire et rassembleur deviendra un acteur essentiel de la vie littéraire québécoise et canadienne. Mais il lui aura fallu plusieurs années avant de renouer avec l’écrivain qu’il portait en lui. « En choisissant de ne plus écrire en arabe lors de mon arrivée à Montréal, je me suis imposé un silence littéraire. J’ai mis une quinzaine d’années avant de parvenir à m’exprimer en français comme écrivain. »

Son premier livre, Le Réel et le Théâtral, un essai novateur sur les différences entre l’Orient et l’Occident, paraît en 1971. L’ouvrage lui vaut le prix France-Canada et les louanges d’André Malraux. Ce n’est que cinq ans plus tard, après un recueil de nouvelles, que Naïm Kattan se risque au roman, avec Adieu Babylone, inspiré de son enfance à Bagdad. À propos de ce livre réédité en France l’an dernier, Albert Memmi fait remarquer que s’y trouvent déjà « tout l’homme et l’écrivain, sa tendresse et son dévouement envers les siens, la chaleur et la justesse du style ». L’essayiste d’origine tunisienne ajoute : « Ce livre décrit aussi cette double lutte, lancinante pour nous tous : comment prendre ses distances, pour retrouver un nouveau terreau? Et comment vivre avec ses nostalgies sans s’y laisser engluer? »

Naïm Kattan s’est toujours méfié de la nostalgie. Dans le liminaire d’un ouvrage récent qui rassemble l’essentiel de ses essais, La Parole et le Lieu, il affirme, parlant de son pays d’adoption : « J’ai décidé de faire mien ce pays et d’échapper à la fois à l’exil et à la nostalgie, c’est-à-dire un refus de diminuer mon nouveau pays, refus aussi ferme que celui d’idéaliser le pays de mes origines. »

Il n’oubliera jamais ce qu’il a vu à Bagdad en 1941, lors de ce qu’il est convenu d’appeler « le Farhoud ». Il avait 13 ans. Un gouvernement pronazi avait alors pris le pouvoir en Irak, l’armée du pays avait fui, les soldats anglais se faisaient attendre. Pendant deux jours, « la ville fut livrée à elle-même », relate Naïm Kattan dans L’Écrivain migrant. Il se souvient : « Des hordes de nomades qui campaient dans les alentours, rejointes par des musulmans des quartiers populaires de la ville, se livrèrent au pillage des quartiers juifs, assassinant plusieurs centaines d’hommes et de femmes et blessant des milliers d’autres. »

Il n’est jamais retourné en Irak. « Ce n’était pas possible! » Tandis qu’il vivait en France, l’étudiant s’était vu refuser le renouvellement de son passeport irakien. « Je suis devenu apatride. » Il n’était pas le seul. « En 1951, les Juifs, qui constituaient le tiers de la population de Bagdad et représentaient une communauté établie là depuis 25 siècles, ont été forcés de quitter le pays. Ensuite, ce fut dictature après dictature. Non seulement les Juifs, mais tous mes amis musulmans qui étaient écrivains ou intellectuels étaient soit condamnés à quitter l’Irak, soit en prison, soit tués. »

Naïm Kattan a l’habitude de dire qu’il est né trois fois : la première à Bagdad, la deuxième à Paris et la troisième à Montréal. « Je suis né à Bagdad, c’est réel, c’est mon enfance, ma famille, mes racines. Je suis né à nouveau à Paris, où j’ai découvert en vrai et pas seulement dans les livres la culture et la civilisation de l’Occident. C’est là aussi que j’ai pu, pour la première fois, parler en tête à tête avec une jeune fille. Ma troisième naissance, la plus fondamentale, s’est faite à Montréal : une ville qui contient toutes les autres, où toutes les ethnies, les religions et les langues survivent, mais où il doit y avoir une langue commune pour que les gens puissent s’entendre et se parler : le français. »

Naïm Kattan est aujourd’hui considéré comme un « pionnier de la défense de la langue française dans les milieux juifs et migrants au Québec et au Canada ». Mais ça ne s’arrête pas là. Les honneurs et les hommages à son endroit se sont multipliés au cours des années : officier de l’Ordre du Canada, officier de l’Ordre des arts et lettres de France et chevalier de l’Ordre national du Québec, il a reçu en 2002 les insignes de chevalier de l’Ordre national de la Légion d’honneur de France.

Il y a plus de 30 ans, l’écrivain migrant concluait ainsi son premier livre : « Je n’accepte pas la fixité des lieux sûrs et le confort des certitudes. » Il n’a pas dévié de sa voie. Reprenant la formule de Gaston Miron qui disait qu’« un amour ne nie pas un autre amour, mais l’intègre et le contient », Naïm Kattan affirme aujourd’hui : « Pour moi, une culture ne nie pas l’autre. Mes cultures ne se font pas concurrence. »