Il s’en nourrit depuis l’enfance. Il la pratique depuis l’adolescence. Il la critique, l’analyse aussi, depuis le début de la vingtaine. Et il l’enseigne, depuis plus de 25 ans. « La littérature a toujours été au coeur de ma vie », ne peut que constater Pierre Nepveu.
Non, il ne vient pas d’une famille de littéraires, il n’a jamais imaginé dans sa jeunesse qu’il serait un jour écrivain. Et s’il a signé à ce jour une quinzaine de livres, qui lui ont valu une multitude de récompenses, dont trois Prix du Gouverneur général, Pierre Nepveu n’a jamais eu l’ambition de réaliser ce qu’il appelle « un grand projet littéraire totalisant ».
Son chemin comme poète, romancier et essayiste, il l’a fait pas à pas, sans en faire de cas. « Mes livres se sont enchaînés, l’un après l’autre, et l’un appelant souvent l’autre, parfois même d’un genre à l’autre… mais à mon insu », glisse-t-il.
À 59 ans, l’humble écrivain ne parvient toujours pas à considérer qu’il a construit une oeuvre. À peine Pierre Nepveu, si volubile et lumineux quand il s’agit de parler des oeuvres des autres, consent-il à reconnaître qu’on peut voir, dans ses publications depuis 35 ans, une constante : « J’ai toujours été fasciné par les lieux, par le rapport aux lieux. »
Dans l’avant-propos de son plus récent essai, Lectures des lieux, il confiait : « Il y a toujours eu en moi un géographe et un géomètre. Je crois que ce sont ces deux sciences qui m’ont conduit à la littérature. » Pierre Nepveu était imbattable, enfant, sur les noms des capitales, des grandes chaînes de montagnes et des grands fleuves du monde. Dans le petit cinq pièces du quartier de la Petite-Patrie où il a grandi, cet aîné d’une famille de cinq enfants rêvait d’espace, de voyage. « J’étais très frustré : on vivait entassés les uns sur les autres, mon père n’avait pas de voiture, on ne voyageait jamais. Mon appétit géographique était en fait très théorique : je pouvais passer des heures à rêver sur un atlas ou une carte routière… »
Les seules escapades en famille se produisaient l’été, dans la région de Mirabel, au nord de Montréal. « On allait voir les cousins et cousines de mes parents. Mon père, en particulier, était très attaché à sa famille et à cette région : c’était son lieu d’appartenance. »
Dans Lignes aériennes, Pierre Nepveu rend hommage aux expropriés de Mirabel, parmi lesquels se trouvaient plusieurs membres de sa famille, dont une grand-tante, qui habitait une vieille maison de ferme du XVIIIe siècle, à Sainte-Scholastique. Les jurés qui, en 2003, ont accordé le Prix du Gouverneur général de poésie à ce recueil ont d’ailleurs écrit : « Sorte d’épopée sur les petites gens, les démunis, les spoliés, ce livre est un voyage dans la tristesse et la compassion, une plainte qui rejoint l’universel dans l’évocation du désastre que fut l’histoire de Mirabel. »
L’auteur confie pour sa part qu’il a mis du temps à se réapproprier le territoire rural de ses ancêtres. « Au départ, j’étais très réfractaire à la campagne. Pour moi, c’était la ville, la ville, la ville! »
Faute de pouvoir voyager, l’adolescent a commencé par arpenter les rues de Montréal à pied, puis s’est aventuré peu à peu dans différents quartiers au hasard des trajets d’autobus. « Je suis allé partout : j’ai fini par connaître Montréal dans ses moindres détails. » Taciturne, renfermé, le jeune Nepveu s’évadait aussi dans ses lectures. Les romans de Jules Verne, la poésie américaine… et Saint-Denys Garneau, qu’il a découvert à 11 ou 12 ans. À lui seul, un titre comme Regards et Jeux dans l’espace le faisait voyager.
C’est tout naturellement que ce grand garçon sage se tournera, à 15 ans, vers l’écriture poétique. « J’étais pris dans le silence. La littérature, et l’écriture ont été une forme de révolte contre le plus profond silence qui m’habitait. Et dans ces années-là, mon lieu de parole a été la poésie. » Devenir professeur a aussi été pour lui une façon de se réapproprier la parole : « Mes années d’études universitaires ont été un cauchemar. Un moment donné, je me suis dit : c’est assez. J’avais l’impression que je parlais de moins en moins. À 22 ans, je suis parti enseigner en Ontario. C’est là que j’ai pris mon envol. »
C’est en Ontario qu’il fait la rencontre d’une Jamaïcaine qui transformera sa vision du monde, l’ouvrira aux autres cultures. Plus tard, dans les années 1980, Pierre Nepveu sera parmi les premiers au Québec à s’intéresser à la littérature migrante. Cette curiosité, cette ouverture à la différence ne se sont jamais démenties chez lui. Avec sa femme, Francine Prévost, écrivaine et peintre, il a adopté deux petites filles au Brésil, en 1991. « Pour moi, cela a été l’aboutissement concret de ma découverte des autres cultures, durant la vingtaine. »
C’est aussi dans la vingtaine, avec sa compagne jamaïcaine qui lui inspirera plus tard l’héroïne de son premier roman, L’Hiver de Mira Christophe, qu’il a commencé à voyager : au Canada, aux États-Unis, en Jamaïque. En 1971, il publie son premier recueil, Voies rapides, qui s’ouvre sur un poème intitulé… « Voyage ».
Après un détour par Sherbrooke, Vancouver et Ottawa, retour à Montréal. Pierre Nepveu entreprend un doctorat à l’Université de Montréal, où il deviendra bientôt professeur titulaire. De sa thèse, consacrée à la poésie de Fernand Ouellette, Gaston Miron et Paul-Marie Lapointe, il tirera un essai. Paru en 1979, Les Mots à l’écoute fait école encore aujourd’hui. Dans la préface de la réédition, en 2002, Michel Biron note que ce livre « ruine audacieusement toute lecture naïve de la poésie de la Révolution tranquille ».
Nepveu n’hésite pas, dans ce premier essai, à « dépayser Miron ». « Je trouvais que la plupart des lectures qui avaient été faites de L’Homme rapaillé, précise-t-il aujourd’hui, étaient très politiques, très liées au nationalisme. Ce qui était légitime. Mais ce qu’il y avait de spécifiquement poétique chez Miron était un peu oublié. Dépayser Miron, c’était le relire non seulement comme Québécois, mais comme poète. »
Dès 1988, dans L’Écologie du réel, qui lui vaudra le prix Victor-Barbeau de l’Académie des lettres du Québec et le prix Canada-Suisse, Pierre Nepveu proposera une relecture de la littérature québécoise, à la lumière de l’après-référendum. Il posera l’hypothèse, avant-gardiste, d’une littérature post-québécoise. « Il y a eu la période de la Révolution tranquille, explique l’essayiste, où la littérature moderne chez nous s’est définie énormément en référence au Québec, donc, comme québécoise. Mais il faut bien constater que parmi les poètes de ma génération et de celles qui ont suivi, sauf exception, la problématique nationale est très peu présente. Sans parler des écrivains venus d’ailleurs. C’est pourquoi je parle de littérature post-québécoise : le fait québécois, pour moi, est un acquis. Qu’on soit indépendant ou non… »
Dix ans après L’Écologie du réel paraît Intérieurs du Nouveau Monde. Dans cet autre livre couronné par un Prix du Gouverneur général, l’auteur repense le concept d’américanité. « Comment habite-t-on vraiment l’Amérique, et comment la vie intérieure y est-elle possible? », s’interroge-t-il. Et puis : « Comment surtout la littérature, sans son insatiable appétit de résistance, se détourne-t-elle des grands mythes de l’espace pour inventer, quelque part, dans une chambre, une maison, une ville, une autre manière d’être dans le Nouveau Monde? »
Quelque part, dans une chambre, une maison, une ville, Pierre Nepveu écrit. Tout le temps, de toutes les façons. Ici, un roman en chantier, là un recueil de poèmes en cours. Et des tas de notes éparses, en vue d’une biographie sur Gaston Miron.
Honoré, mais surpris de recevoir aujourd’hui la plus prestigieuse récompense en littérature québécoise, au moment même où les éditions de l’Hexagone rééditent toute sa poésie, Pierre Nepveu insiste : « Je suis loin d’être en fin de carrière. J’ai écrit beaucoup de livres, mais il m’en reste encore beaucoup à écrire… » Combien de livres encore, avant que ce boulimique de littérature finisse par reconnaître qu’il a construit une oeuvre ?