Pour certains, Brenda Milner est à la mémoire ce qu’étaient
Pasteur à la bactériologie et Watson et Crick à la biologie
moléculaire. La communauté scientifique internationale salue d’ailleurs
en elle l’une des fondatrices de la neuropsychologie, cette nouvelle science
qui associe les sciences du comportement à la neurologie. Ses découvertes,
fondamentales, sont mention obligatoire dans tout ouvrage ou article de synthèse
sur la mémoire.
Les fruits du « hasard »
« Mes découvertes et même mes choix de carrière sont
en grande partie dus au hasard », raconte Brenda Milner. Ceux qui suivent
sa carrière, qui se déroule depuis plus de 50 ans à l’Institut
neurologique de Montréal (INM), préfèrent parler d’intuitions
remarquables et d’un sens aigu des questions importantes.
À 18 ans, Brenda Milner entre à l’Université de Cambridge
où, après une brève incursion en mathématiques,
elle bifurque vers la psychologie expérimentale. En 1944, elle s’engage
à titre de professeure-chercheuse à l’Université de Montréal.
Cinq années plus tard, elle entreprend un doctorat en psychophysiologie
à l’Université McGill, sous la direction de Donald Hebb, devenu
célèbre en établissant les premiers liens entre le fonctionnement
du cerveau et certains phénomènes psychologiques. Brenda Milner
récolte alors les premiers fruits du « hasard » en bénéficiant
de la promesse faite à Donald Hebb par Wilder Penfield, fondateur de
l’Institut neurologique de Montréal, soit de permettre à l’un
de ses étudiants de faire de la recherche auprès des patients
de l’Institut.
« Le docteur Penfield travaillait dans un champ tout à fait nouveau,
et c’était très stimulant. J’ai tout de suite été
passionnée par le travail d’équipe et par le contact avec les
malades. Mon talent a été de détecter les petites choses
utiles à étudier dans le comportement », explique Brenda
Milner. Peu après son arrivée à l’Institut, elle découvre
beaucoup plus que des « petites choses ». Elle suit deux patients
du docteur Penfield qui, contre toute attente, sont frappés d’amnésie
antérograde (impossibilité d’emmagasiner des faits nouveaux) après
avoir subi une intervention de routine pour enrayer leur épilepsie. Brenda
Milner en soupçonne déjà la cause. Dans les deux cas, un
seul des deux lobes temporaux a été touché lors de l’intervention.
Si l’hémisphère intact ne peut prendre la relève, c’est
qu’il doit également être endommagé sans qu’on le sache.
Cette première découverte (1954) permet de démontrer l’importance
de l’hippocampe, situé dans les lobes temporaux, pour la mémorisation
des faits nouveaux et des expériences vécues.
En 1955, la rencontre avec son plus célèbre patient, H. M., que
Brenda Milner suivra pendant une trentaine d’années, confirme ses premières
observations. Opéré pour une épilepsie grave par un chirurgien
du Connecticut, H. M. se fait enlever le noyau amygdalien ainsi que la partie
antérieure de l’hippocampe et du gyrus parahippocampique dans chaque
hémisphère du cerveau. Il souffre alors d’une profonde amnésie
antérograde. Les examens auxquels Brenda Milner le soumet permettent
d’établir de façon très précise le rôle de
la région hippocampique. Elle constate que la mémoire immédiate
de H. M. est intacte, puisqu’il retient facilement une courte série de
chiffres pour une période d’environ quinze minutes, si l’on ne détourne
pas son attention. Elle observe également que si, d’une fois à
l’autre, H. M. ne se souvient pas d’avoir passé certains tests sensorimoteurs,
il les exécute pourtant de mieux en mieux. Elle démontre ainsi
que la mémoire des faits et celle des habiletés sensorimotrices
sont représentées par des systèmes nerveux différents
dans le cerveau. Le docteur Penfield et ses collègues neurologues seront
désormais convaincus de l’utilité de la psychologie expérimentale
et de ses applications cliniques. Comme le souligne Brenda Milner, « auparavant,
même à l’Institut neurologique de Montréal, notre travail
était peu considéré et nous devions faire nos recherches
sans trop déranger… » Commence alors une cartographie du cerveau
qui se révélera vite fort précieuse pour les neurochirurgiens.
Une neuropsychologue reconnue
Poursuivant ses travaux avec d’autres chercheurs, Brenda Milner met au point
une série de tests à l’intention des personnes devant subir une
intervention majeure au cerveau. Elle adapte à l’étude de la mémoire
le test du professeur Wada qui consiste à injecter du sodium amobarbital
dans la carotide pour interrompre momentanément l’activité d’un
hémisphère et étudier le fonctionnement du second. Ces
tests permettent de latéraliser, pour chaque personne, le siège
des fonctions importantes, ce qui minimise les risques de perte de la parole
et de la mémoire.
Fondatrice du Département de psychologie de l’Institut neurologique
de Montréal et professeure titulaire au Département de neurologie
et de neurochirurgie de l’Université McGill depuis 1970, Brenda Milner
demeure la neuropsychologue la plus connue et la plus respectée. Au cours
des 50 dernières années, ses travaux ont eu une influence prépondérante
sur le développement des connaissances sur la mémoire, en particulier
les fonctions du lobe temporal et du lobe frontal. La longue liste de prix et
de distinctions à son actif, qui compte pas moins de quinze diplômes
honoris causa, reflète la reconnaissance sans borne que lui témoigne
le milieu scientifique partout dans le monde.
À 83 ans, Brenda Milner ralentit à peine son rythme. Au travail
six jours sur sept, quand elle ne donne pas de conférences en Europe
ou aux États-Unis, elle prépare sa prochaine publication, supervise
le travail des étudiants de troisième cycle et dirige des expériences
sur les mécanismes de la mémoire du langage chez des sujets sains.
La scientifique s’intéresse notamment à la région médiane
du lobe temporal droit qui, d’après des études de comportement
chez des patients ayant subi une opération au cerveau pour enrayer l’épilepsie
et des études de neuro-images fonctionnelles chez des volontaires normaux,
jouerait un rôle critique dans la mémoire de la localisation des
objets dans l’environnement.
Brenda Milner se plaît à évoluer au sein d’une équipe
interdisciplinaire : « J’espère que les personnes qui travaillent
dans un tel esprit acquerront une vision plus globale que les chercheurs de
ma génération. »