Figure discrète mais notable de la génération de l’abstraction géométrique, Denis Juneau a poursuivi son travail sous le double insigne de la rigueur et de la plénitude de la couleur. Prenant appui, comme les autres plasticiens, sur la déconstruction des plans et l’utilisation d’un système géométrique et de couleurs primaires établies par Mondrian, il passera par diverses phases liées à son époque et évoluera vers le pur plaisir de la couleur.
Une anecdote est révélatrice de l’ouverture aux arts du Québec des années 1940. À l’âge de 17 ans, Juneau consulte un conseiller pédagogique. Reconnaissant ses talents manuels, celui-ci lui conseille de s’orienter vers… la cordonnerie, ce qui aurait privé le Québec d’un artiste de premier plan. Heureusement, sa mère, beaucoup plus perspicace, lui suggère l’École des beaux-arts de Montréal, qu’il fréquentera pendant sept ans. À 29 ans, l’artiste part en Italie pour superviser l’exécution en marbre de l’une de ses œuvres, La Vierge accueillante. Il y restera deux ans et complètera sa formation par des études en design industriel, dont ce pays était un leader mondial. L’influence du design conférera à son travail netteté et clarté dans l’arrangement des différents éléments structurants du tableau.
Au début de sa carrière, Denis Juneau ne pouvait pas faire appel à l’aide gouvernementale – qui n’existait pas. Il fallait faire preuve de polyvalence et de débrouillardise. Jusqu’à la fin des années 1960, il se partagera entre ses recherches sur la couleur et l’espace et la réalisation d’imposantes murales et de projets en design : création de vêtements pour la revue Châtelaine, élaboration du logo de l’Université de Montréal, conception de radiateurs, fabrication d’un prototype de chaises… À partir de 1967, il se consacrera essentiellement à la peinture, ce qui le passionne avant toute chose.
Art abstrait, une exposition phare à laquelle il participera, est organisée par Fernand Leduc en 1959 à l’École des beaux-arts de Montréal; Louis Belzile, Jean Goguen, Denis Juneau, Fernand Leduc, Guido Molinari, Fernand Toupin et Claude Tousignant en font partie. Depuis ses années de formation, où il a été marqué par l’enseignement d’Alfred Pellan, Juneau s’est dégagé des références figuratives, pour s’orienter vers une abstraction qui se dirigera vers une géométrisation stricte des formes. Le carré dans lequel s’inscrit le cercle est déjà présent dans des œuvres de 1958, une structure formelle d’organisation du tableau qui sous-tendra son travail pendant plusieurs années.
Jean Goguen, Guido Molinari, Claude Tousignant et Juneau composent la seconde vague des plasticiens. En réaction contre le lyrisme de l’automatisme, ils définissent le tableau comme surface et comme plan frontal sur lequel des motifs géométriques abstraits viennent s’inscrire sans modulation. La couleur le structure et s’y répartit de façon non hiérarchique.
En se servant d’une grille aussi rigoureuse, Juneau ne choisissait pas la voie de la facilité, mais celle d’une recherche exigeante. Ses œuvres ont exploré les jeux d’équilibre et de proportion, le contraste des formes pleines et vides, la vibration des couleurs. « L’art abstrait formaliste représente une forme d’idéal et correspond à une quête de précision et de perfection. C’est un art cérébral et logique, certes, mais en ce qui me concerne, l’abstraction géométrique m’a toujours fourni une grande possibilité d’expression parce qu’elle permettait ce lien direct et pur entre l’idée et son accomplissement», confie-t-il en entrevue.
Peinture avant tout, mais aussi expérimentation de la couleur dans l’espace. En plus de quelques exercices néo-constructivistes, Juneau façonnera des maquettes de sculptures habitables (comme Robert Roussil, Jacques Huet et Yvette Bisson parla suite), manifestant peut-être par là le regret de n’avoir pas étudié l’architecture. Toutefois, l’incursion dans la sculpture ne durera pas. Un épisode singulier dans cette incursion est celui des Spectrorames, où il infléchit sa réflexion sur la couleur en l’étendant à la troisième dimension. Par ce néologisme, l’artiste désigne des panneaux étroits et longs que les visiteurs de l’exposition pouvaient déplacer à volonté pour en former une nouvelle configuration. Cet aspect participatif, qui émane de la volonté de démocratisation des années 1970 et témoigne des derniers élans utopistes du XXe siècle, offre aux visiteurs la possibilité de partager un moment de création avec l’artiste.
Durant les années subséquentes, Denis Juneau jouera avec les éléments constitutifs de la persistance rétinienne. Il dépose sur le fond des pastilles de couleur qui dynamisent la surface et produisent un mouvement cinétique ou vibratoire. Les couleurs y sont très précisément calculées. Au contraire de ce qui est souvent répété, l’abstraction n’est pas qu’une recherche formelle pure. Elle est aussi un effort tendu vers la recherche des structures profondes de l’univers. En entrevue, l’artiste mentionne les sciences pour éclaircir son cheminement.
« Je fais souvent référence à la science moléculaire pour expliquer ma démarche, précise-t-il. Dans l’infiniment petit, lorsqu’on observe un système moléculaire par exemple, on constate que les atomes qui le constituent sont en perpétuel mouvement. Leur agitation, bien qu’elle semble désordonnée et chaotique, respecte une structure très précise. C’est le même phénomène qui se produit dans mes tableaux. Entre 1966 et 1978, j’ai toujours travaillé à partir d’une trame définie. […] L’idée principale était d’instaurer une tension, un mouvement d’action-réaction, entre les éléments. Par ce procédé structurel et par la couleur, je cherchais à susciter, chez le spectateur, cette perception de mouvement, comme si les cercles étaient sous l’effet de forces d’attraction et de répulsion. »
Dans un retournement peu prévisible, à partir de 1978 Juneau délaisse le cercle et se tourne vers les transparences et la superposition de formes carrées. La rigidité géométrique se voit contredite par la fluidité des tons et le tremblé des contours des carrés successifs, afin d’amener une tension dans la lecture des diverses textures des plans.
Depuis le début des années 2000, une fantaisie nouvelle lui fait inscrire des dessins griffonnés sur des fonds éclatants de couleurs. Ces dessins ne sont pas pour autant dénués de signification. S’opposant à la couleur atmosphérique du fond, ils viennent déposer de petits réseaux organisés de formes répétitives. Ces œuvres sont la plus belle preuve que les possibilités créatrices peuvent perdurer et que la peinture reste un principe actif, même dans un monde subjugué par le virtuel.