En 1976 est créée à Montréal, au Théâtre du Nouveau Monde, la pièce La nef des sorcières, fruit de la collaboration de sept écrivaines, chacune signataire d’un monologue signifiant un aspect clé de la condition des femmes. C’est par sa participation à ce collectif percutant, avec le monologue « L’échantillon » qui porte sur le travail en usine, que France Théoret, professeure au cégep depuis 1968 – elle le sera jusqu’en 1987 –, est officiellement née en tant que voix littéraire. Vite devenue l’une des voix les plus puissantes de l’écriture au féminin, elle s’est aussi imposée comme l’une des voix incontournables de la littérature québécoise.
Née en 1942, élevée dans « une maison sans livres », France Théoret appartient à la première génération de Québécoises qui ont eu véritablement accès aux études supérieures. C’est ainsi que dans les années soixante, elle est à l’Université de Montréal où elle participe à l’aventure de La Barre du jour, revue d’« avant-garde » fondée par des étudiantes et étudiants qui remettent en question les codes littéraires. L’époque est aux recherches formelles, aux tentatives de produire « une littérature purement abstraite, de laquelle seraient évacués tout contenu et toute notion d’auteur », rappelle l’écrivaine. Or sa grande préoccupation intellectuelle est d’ordre inverse : « Qui parle dans l’écriture? Qui est le sujet de l’écriture? »
Ces questions, France Théoret les posera souventes fois à ses collègues plus formalistes. Elles seront encore au centre de la démarche de l’écrivaine lorsque celle-ci participe à la fondation de Spirale en 1979, une revue culturelle devenue une référence qu’elle dirige de 1981 à 1984 et dont elle sera pendant longtemps une collaboratrice émérite.
Au début de ses études qu’elle termine à l’Université de Sherbrooke avec l’obtention d’un doctorat en études françaises, France Théoret découvre Claude Gauvreau et Antonin Artaud : « deux écrivains extrêmement exigeants qui ont été mes illuminations et mes modèles littéraires », dit-elle. Mais c’est Virginia Woolf qui l’a fait « passer à l’acte de l’écriture ». Virginia Woolf qui, dans Une chambre à soi, défend l’idée que l’esprit de tout grand écrivain est androgyne. « J’ai au contraire fait le pari d’une écriture au féminin », souligne France Théoret.
En 1977, après avoir cofondé l’année précédente le journal féministe Les têtes de pioche, qui aura une vie aussi brève – trois ans – que marquante, France Théoret publie dans la revue Les Herbes rouges son premier texte solo. Écrit sous forme de fragments, Bloody Mary tient en une mince plaquette. Mais qu’on ne s’y trompe pas : c’est à une prose poétique coup de poing, qui met en scène « une masse informe nommée Bloody Mary », qu’elle nous convie là. De 1978 à 1980 suivront, dans la même veine, Une voix pour Odile, Vertiges et Nécessairement putain. En quatre textes considérés comme canoniques, largement étudiés dans les programmes d’études féministes aux États-Unis et en Europe, France Théoret appartient à ces quelques auteures qui ont jeté les fondements de l’écriture au féminin.
Ce concept est souvent confondu avec celui de littérature féministe, et l’écrivaine le déplore. « Le féminisme est un mouvement riche d’idées, mais le terme “littérature féministe”, à connotation militante, est ambigu. » Par ailleurs, « la littérature est constamment à redéfinir », poursuit-elle. Selon la poète, romancière et essayiste qui, de 1972 à 1974, a étudié la sémiologie et la psychanalyse à l’École pratique des hautes études, à Paris, « l’écriture au féminin place le sujet et l’auteure femme au cœur du texte et s’appuie sur les réflexions théoriques ». Et celle-ci d’ajouter : « Que fait la littérature des femmes, sinon soulever la masse amorphe des clichés discursifs, des lieux communs, des mythologies abrutissantes? »
Avec la question du sexe, le savoir est au cœur de l’œuvre de France Théoret. « J’ai toujours approché l’écriture comme un mouvement de la pensée », dit-elle d’ailleurs. On le constate dès la publication de son premier roman, Nous parlerons comme on écrit – le titre annoncerait plutôt un essai –, paru en 1982 aux Herbes rouges. On le verra davantage encore dans Laurence (Les Herbes rouges, 1996), roman « historique » où sont détournés les codes du genre. Aux antipodes de la saga, ce roman écrit avec une plume acérée met en scène une femme dans le Québec des années 1928 à 1945. Pas de féministe avant la lettre ici, mais une infirmière qui tente de se dégager de conditionnements familiaux et sociaux. « Le dégoût lui venait des mœurs hypocrites d’une société catholique et civilisée », lira-t-on par exemple. Son voyage vers l’émancipation sera long et douloureux.
Dix ans après Laurence, France Théoret propose, avec Une belle éducation (Boréal), ce qu’elle appelle « un roman d’inspiration autobiographique ». Nous voilà cette fois à la fin des années cinquante. Sa narratrice, une adolescente de 14 ans vivant dans le quartier Saint-Henri à Montréal, a soudainement la révélation qu’elle ne sait rien, que l’acquisition de connaissances sera pour elle la seule façon de s’en sortir. Avec ce roman dur qui se veut « une dénonciation de l’ignorance sous toutes ses formes », France Théoret dit « être enfin arrivée à une grande liberté d’écriture ».
Une belle éducation, que France Théoret considère comme l’un de ses livres fétiches, trouve écho et complément dans Hôtel des quatre chemins (Pleine Lune, 2011), son plus récent opus. Les deux héroïnes ont le même prénom, Évelyne, et partagent la même avidité de savoir. Il s’agit d’un autre récit de dénonciation, cette fois de « l’éducation noire », de « l’éducation à la servilité ». Sous la plume de France Théoret, la famille est dépeinte sans aménité. La mère jette les livres aux ordures pendant que le père multiplie les discours anti-intellectuels d’arrière-garde. Subissant l’aliénation, l’oppression, Évelyne se confine au mutisme. Au final, on peut voir Hôtel des quatre chemins comme la tentative d’accéder à la liberté de parole : un thème cher à l’écrivaine. « Une langue ne se parle pas qui n’arrive pas à s’énoncer », nous prévenait-elle dès Nécessairement putain. Et arrivée au seuil de la quarantaine, l’Évelyne d’Une bonne éducation dira : « La parole de ma mère m’a manqué, l’inscription de sa subjectivité, de sa perception à elle. »
France Théoret, pour qui écrire signifie sortir de soi, a souvent été qualifiée d’écrivaine de la « négativité » : une épithète que la principale intéressée prise complètement. Ce qu’elle nous donne, c’est une écriture sans afféterie, sans illusions, tout en lucidité et en précision, aux accents presque cliniques. Les quelque vingt-cinq livres qui composent à ce jour son œuvre puisent à l’économie, à la rigueur, et comportent une charge sociologique qui pourrait s’appeler « engagement ». La critique a du reste reconnu depuis longtemps cette convergence, chez l’écrivaine, de la subjectivité, de l’histoire et du social, et une conception de la littérature soutenue par les exigences de la pensée. Et récemment, en 2009, France Théoret s’est elle-même expliquée sur son esthétique dans le recueil d’essais Écrits au noir (Éditions du remue-ménage), où elle expose notamment son refus de l’intimisme – à ne pas confondre avec subjectivité et individualité – et son parti pris de l’engagement.
L’œuvre de France Théoret rayonne aussi sur la scène internationale. La majorité de ses livres sont traduits en anglais; ses poèmes sont de plus traduits en italien et en espagnol, et publiés dans plusieurs anthologies. L’écrivaine est en outre une conférencière fort sollicitée : on l’entend au Canada, aux États-Unis, en Europe et en Nouvelle-Zélande. Cela sans oublier les nombreuses lectures publiques de poésie, ici comme ailleurs.
L’œuvre féconde de celle qui dit être « devenue féministe à ma table de travail, en silence et à l’écart » se double d’un engagement tant dans le milieu collégial, où elle a mis sur pied un programme de littérature au féminin (avec l’écrivaine Suzanne Lamy), qu’au sein du comité Solidarité Québec-Bosnie! À cette époque, France Théoret a codirigé l’ouvrage collectif La Bosnie nous regarde (Les Publications du Quartier libre, 1995) : une autre preuve, si besoin était, de la cohérence absolue d’une écrivaine chez qui cohabitent continûment l’individualité et la réflexion sociologique.