Gilles Mihalcean est un sculpteur au sens le plus complet du terme. Un artiste qui sait explorer la matière, sa séduction, ses ambiguïtés, sa force et ses subtilités. Il a misé sur la capacité des matériaux et des objets à générer des images inattendues pour faire surgir de ses assemblages des paysages ouverts où chacun peut installer son propre paysage.
Cet autodidacte a su affirmer ses convictions. À la fin des années 1960, il nous montre des sculptures poétiques construites comme des récits fragmentés, alors que la tendance est plutôt au minimalisme et à l’art conceptuel. Dans une exposition solo organisée par le Centre international d’art contemporain de Montréal (1992), intitulée La sculpture narrative, il reprend une démarche très ancienne de la sculpture, qu’il charge d’allégories inquiètes, déconstruites à l’image des sociétés contemporaines. Ses sculptures donnent à raconter, avec des figures imprécises, le plus souvent cachées, sous couvert, allusives. Les bribes de récit, lorsque réunies, donnent à chacun des pistes pour se faire une histoire, pour inventer la sculpture. L’artiste le dit lui-même, il « essaie de ne pas dire quelque chose » avec cet humour ironique qui le caractérise.
Dès 1969, la première réalisation de Mihalcean est primée aux Concours artistiques du Québec et exposée au musée Rodin, à Paris. Au fil des ans, ses œuvres sont soutenues à Montréal par les galeries France Morin, René Blouin, Chantal Boulanger, Jean-Claude Rochefort et, plus récemment, Roger Bellemare. Une rétrospective majeure lui est consacrée au Musée d’art contemporain de Montréal en 1995. Le Centre international d’art contemporain de Montréal l’intègre à plusieurs de ses événements. D’autres manifestations nationales viennent souligner l’importance de son œuvre, dont la Biennale canadienne d’art contemporain au Musée des beaux-arts du Canada (1989). Les sculptures de Mihalcean font partie d’expositions internationales tant en Europe qu’aux États-Unis, notamment en solo au 49e Parallèle, à New York, en 1985. Elles illuminent plusieurs collections publiques et privées. Depuis 1971, Mihalcean a aussi reçu de nombreux prix et bourses, dont la bourse Jean-Paul-Riopelle en 2005.
Mihalcean écrit discrètement de la poésie et rédige des textes de réflexion autour de la sculpture. Pour lui, écrire est aussi une manière de commencer la sculpture, de saisir le moment poétique qui l’animera tout au long de sa fabrication. Dans ses sculptures, la forme et la nature des éléments réunis, joints au titre, font surgir les moments de sa poésie. La mise en place des éléments se fait donc par juxtaposition métaphorique. Dans L’averse (1987), des clous sur le plancher et des cordes suspendues rappelleront les expressions « il tombe des clous » et « il pleut des cordes ». Le lien entre l’écriture et la sculpture se révèle : la métaphore est toujours présente, par l’intermédiaire de l’analogie visuelle. Cette sculpture, d’ailleurs, donne la mesure de la méthode de l’artiste, basée sur l’assemblage libre : les éléments, construits ou trouvés, simplement déposés les uns à côté des autres sont manipulés pendant quatorze mois avant de trouver leur juste place. Le temps est pour Mihalcean l’outil de sculpture par excellence.
L’assemblage libre d’objets fabriqués et d’objets trouvés a ses avantages : on peut multiplier les matériaux et les textures, choisir l’échelle appropriée, associer ce qui apparaît le plus dissemblable, dissocier l’objet de son matériau habituel, tout cela pour provoquer une déstabilisation des habitudes visuelles et permettre l’allongement des sens et des interprétations.
Tout en faisant appel à la puissance de l’imagination et aux associations libres, les œuvres de Mihalcean nous maintiennent dans l’intimité de son identité québécoise. Elles cherchent à entretenir un lien qu’il estime nécessaire avec sa culture. Tantôt les titres, tantôt les associations comiques, tantôt les objets fabriqués ou trouvés la rappellent : les statues religieuses, les croix – témoins de la présence prégnante du catholicisme –, les éléments de mobilier, les articles de vaisselle, une dent, un sou écrasé sur un rail de bois… Ce peut être aussi des composants de la nature : une branche ou un tronc d’arbre, un insecte, un épi de maïs. Il y a toujours une transformation ou une refabrication de ces objets : le « faire » est une donnée importante pour le sculpteur. Pour lui, les concepts et les sens qui s’installent lentement dans la sculpture passent d’abord par les mains et dérivent de tous les troubles qui surgissent des matières. Le sens de la sculpture repose sur une multitude d’inventions.
Formellement, les sculptures de Mihalcean explorent tous les registres du vertical et de l’horizontal. On y trouve souvent une alliance des contraires : l’organique et le géométrique s’affrontent, se défient, se côtoient. Si traditionnellement il était impensable que ces deux façons de voir les formes coexistent, ici, ce n’est plus le cas.
Souvent tripartites, les sculptures juxtaposent des figures ou des portions de figure, une structure avec une forme organique ou abstraite. Ainsi, La forêt (1995) est composée de trois éléments superposés qui forment une colonne de cinq mètres de hauteur : un pêcheur à la ligne, des os et un meuble de noyer. Si le meuble rappelle le bois par son matériau, les os de plâtre blanc ont quelque chose du tronc d’arbre et le pêcheur peint aux motifs d’un habit de camouflage prend l’allure d’un massif feuillu. Suite de renvois, de métonymies, de métaphores qui s’entrelacent pour donner une chaîne de significations multiples et énigmatiques du sentiment de forêt. Parfois, le sujet se développe sous l’apparence d’une masse monolithique, statue ouverte où l’intérieur et la surface entretiennent des rapports spirituels : Autoportrait de Dieu pour mon père (1998) ou Trou de ver (2009).
Mihalcean réalise sa première œuvre d’art public en 1993 : La peur, qui était à l’époque dans la cour arrière du Centre d’histoire de Montréal, fait maintenant partie intégrante de la place D’Youville. Elle est composée d’une croix truquée, un clin d’œil à celle du mont Royal, mais aussi aux antennes de communication qui le dominent. Une pierre peinte et un bloc de pierre joignant le marbre, le calcaire et le grès se trouvent à sa base, de même qu’un disque de métal perforé comme un couvercle levé qui laisserait sortir les artéfacts du sol ancien de nos peurs.
Son œuvre d’art public la plus spectaculaire à ce jour, Monument à la Pointe (2001), se dresse au milieu du rond-point Centre-Atwater. Cette œuvre de grande envergure, qui s’aperçoit de loin depuis la rue Centre, est un hommage senti à l’histoire et aux habitants de Pointe-Saint-Charles. Les matériaux et les formes des maisons de la Pointe, des navires, des usines y sont évoqués – béton coloré, brique et aluminium révèlent, tel un carottage, la petite histoire du canal Lachine.
Pour le dire en une phrase, le travail de Gilles Mihalcean propose, par l’exploration surprenante des matériaux et par les juxtapositions paradoxales et polysémiques des formes, des objets élaborés à la lumière de ce qu’il croit nous ressembler et qu’on pourrait résumer en trois mots : l’invention, l’humour et l’ambiguïté.
En cette époque de communications virtuelles, il importe qu’une œuvre aussi sensible soit estimée à sa juste mesure et reconnue par le prix Paul-Émile-Borduas.