Envers et contre tous
« J’ai failli abandonner », confie le professeur Jacques de Champlain
dans son laboratoire de l’Université de Montréal en évoquant
le début de sa carrière. En 1965, personne ne croit que le système
nerveux peut jouer un rôle dans l’hypertension artérielle. Une
telle idée paraît même extravagante. Pourtant, la démonstration
est claire : l’administration massive de sel à des rats provoque chez
ces animaux une augmentation de la pression artérielle associée
à une augmentation de la sécrétion de neurotransmetteurs
témoignant d’une hyperactivité du système nerveux sympathique.
Cependant, les spécialistes des maladies cardiovasculaires attribuent
plutôt au stress la réponse obtenue lors des expériences
de Jacques de Champlain. Ni le prestige ni la réputation du laboratoire
que dirige Julius Axelrod au National Institute of Mental Health, à Bethesda,
aux États-Unis, où travaille alors Jacques de Champlain, ne parviennent
à fléchir l’opposition générale. Certains collègues
suggèrent même au professeur Axelrod (avant son prix Nobel) de
se cantonner dans le domaine des neurosciences et d’éviter de s’aventurer
du côté de la cardiologie.
Les réticences dureront dix années. Aujourd’hui, tous les manuels
de physiologie énoncent sans réserve qu’il existe d’étroites
interrelations entre le système nerveux autonome et la régulation
de la tension artérielle. Les scientifiques du monde entier admettent
que Jacques de Champlain figure parmi les pionniers qui ont élaboré
ce nouveau concept. De plus, à l’examen du système cardiovasculaire,
les médecins ajoutent l’évaluation du système sympathique.
Que le lien cerveau-pression artérielle soit maintenant communément
admis au point d’être considéré comme une évidence
fait sourire Jacques de Champlain. À vrai dire, il perçoit dans
ce succès le triomphe d’une forme de pensée qui consiste à
tirer parti des connaissances de disciplines variées et qui s’efforce
de maintenir constant le lien entre la recherche fondamentale et la recherche
clinique. Il reconnaît être redevable de cet état d’esprit
au docteur Jacques Genest, auprès de qui il fait ses débuts comme
chercheur de 1962 à 1965.
En 1962, lors de ses études de troisième cycle, Jacques de Champlain
participe à des travaux au laboratoire de recherches cliniques de l’Hôtel-Dieu
de Montréal. Les résultats obtenus le conduisent à la publication
de nouvelles méthodes pour mesurer les taux de rénine et d’angiotensine
dans le plasma humain, ce qui permet de saisir leur signification dans diverses
pathologies, particulièrement dans l’hypertension artérielle.
Jacques de Champlain ne peut espérer meilleure préparation pour
ses futurs travaux. Un stage préalable au Laboratoire de neurologie de
l’Université de Montréal le prédisposera sans doute à
considérer que le système nerveux peut avoir une influence sur
le fonctionnement du système cardiovasculaire. À partir de 1968,
au Centre de recherches en sciences neurologiques du Département de physiologie
de l’Université de Montréal, ainsi qu’au Centre de recherches
de l’Hôpital du Sacré-Cœur, Jacques de Champlain tente alors
de démontrer ce lien et de mettre en évidence les divers modes
d’interaction et leurs effets sur la régulation de la pression artérielle,
la fréquence cardiaque et les fonctions du cœur.
Jacques de Champlain reconnaît que ses travaux sont jalonnés de
succès mais aussi de revers. « J’ai souvent appris davantage d’hypothèses
que ne confirmaient pas les expériences de laboratoire », se plaît-il
à souligner. À l’exemple du docteur Axelrod, il puise une forme
de stimulation dans ses échecs. « Ils conduisent parfois à
d’éclatantes découvertes », précise-t-il. Des résultats
inattendus lui permettent, entre autres, de démontrer l’existence d’une
hyperactivité du système nerveux sympathique dans plusieurs modèles
d’hypertension artérielle, notamment chez 40 p.100 des patients souffrant
d’hypertension essentielle.
Cependant, Jacques de Champlain ne se contente pas d’accumuler des données
scientifiques et d’accroître le nombre de ses publications. Il réussit
à intégrer les résultats de ses travaux de laboratoire
à ceux qui sont tirés d’observations auprès de sujets hypertendus.
Cela l’amène alors à proposer des méthodes de traitement
et de prévention plus rationnelles de l’hypertension artérielle.
Par exemple, ses études permettent de démontrer l’effet bénéfique
de l’exercice physique chez les patients modérément hypertendus.
La création du Groupe de recherche
sur le système nerveux autonome
En 1987, Jacques de Champlain crée le Groupe de recherche sur le système
nerveux autonome (GRSNA). Celui-ci comprend 29 chercheurs répartis entre
l’Hôpital du Sacré-Cœur, l’Institut de cardiologie, le Centre
hospitalier de l’Université de Montréal (CHUM), divers départements
des facultés de médecine et de pharmacie ainsi que le Département
d’éducation physique de l’Université de Montréal. Il compte
également une dizaine de membres associés venant d’autres universités
canadiennes. L’appui financier annuel, de 6 millions de dollars, en fait l’un
des plus importants groupes de recherche de l’Université de Montréal.
Sans doute faut-il souligner le rôle d’éducateur de Jacques de
Champlain qui formera une génération de chercheurs cliniciens
et fondamentalistes. Ceux-ci mèneront leur propre carrière dans
des universités ou dans des laboratoires biomédicaux où
ils sont considérés comme des experts. Ainsi, le chercheur éprouve
la profonde satisfaction de voir son œuvre se poursuivre.
Actuellement, Jacques de Champlain continue ses recherches. Il vient d’amorcer
une série d’études sur les antioxydants, molécules qui
ont la propriété de neutraliser les effets destructeurs des radicaux
libres. Comme la majorité des antihypertenseurs sont dotés de
propriétés antioxydantes, il espère pouvoir vérifier
l’hypothèse selon laquelle en réduisant l’action toxique des radicaux
libres sur les systèmes nerveux et cardiovasculaire, on peut prévenir
les complications associées à l’hypertension artérielle.
Certes, la perspective relève de la spéculation. Toutefois, personne
aujourd’hui n’oserait la qualifier d’extravagante.