Retraité de l’Université Laval depuis 2010, le professeur émérite Jacques Mathieu est toujours à mûrir quelques projets. Il vient ainsi, tout récemment, de cosigner Curieuses histoires de plantes du Canada (Septentrion), avec Alain Asselin, professeur retraité spécialiste de la phytologie, et Jacques Cayouette, botaniste réputé. Et voilà que cet expert de la Nouvelle-France se tourne vers 2017, année du 400e anniversaire de l’installation, à Québec, de la première famille de la colonie, soit celle de l’apothicaire Louis Hébert et de son épouse Marie Rollet.
Jacques Mathieu s’est épris d’histoire dès ses études au Séminaire de Québec, grâce à des éducateurs inspirés qui, dit-il en substance, « avaient à cœur la volonté d’ancrer le passé dans le présent ». Resté fidèle à cet enseignement, pour lui, le patrimoine est « le mariage entre la culture héritée du passé et la culture comme projet de société »; un objet multiforme et varié certes, mais au premier chef constitué « de traces qui ont un sens dans le présent ».
En 1962, Jacques Mathieu entame des études en histoire et en lettres à l’Université Laval, où il deviendra professeur en 1970, après avoir obtenu un certificat en archivistique des Archives nationales de Paris et occupé un poste d’archiviste aux Archives nationales du Québec pendant quatre ans (il y croisera d’ailleurs brièvement Gérard Morisset!). Au sein de son alma mater, il accomplit toutes les tâches, de l’enseignement aux trois cycles, qu’il a « adoré », jusqu’à la gestion. Et il n’est jamais avare de son expertise, qu’il partage avec la communauté en s’engageant dans divers organismes, dont la Commission des biens culturels, la Commission des champs de bataille nationaux et la Société du 400e anniversaire de Québec, sans oublier l’Association des archivistes du Québec, qu’il contribue à créer en 1967.
Jacques Mathieu s’intéresse d’abord à l’histoire économique de la Nouvelle-France, sujet de ses thèses de maîtrise et de doctorat, par le truchement du domaine naval. Son premier livre, en 1971, s’intitule La construction navale royale à Québec, 1737-1759 (Société historique de Québec), suivi, sur le même thème, par Le commerce Nouvelle-France ‒ Antilles (Fides, 1982), un ouvrage récompensé par l’Institut d’histoire de l’Amérique française (prix Lionel-Groulx). « Rien n’avait encore été fait là-dessus! », signale l’historien non sans plaisir. Ses maîtres au Séminaire lui avaient aussi inculqué, il est vrai, le désir d’aller hors des sentiers battus. On le verra donc plutôt défricher et explorer, qu’emprunter les chemins balisés.
Les termes « décloisonnement » et « pluridisciplinarité » sont sûrement ceux qui siéent le mieux à Jacques Mathieu, et il peut se targuer de laisser une empreinte durable en histoire comme dans les domaines connexes que sont l’archéologie, l’archivistique, l’ethnologie et la muséologie. La création du baccalauréat intégré en sciences historiques et études patrimoniales, un programme exclusif à l’Université Laval depuis 2000, et celle de la Chaire pour le développement de la recherche sur la culture d’expression française en Amérique du Nord (CEFAN), vouée depuis 1989 au rayonnement de la francophonie nord-américaine, doivent d’ailleurs beaucoup à sa foi dans les vertus de la pluridisciplinarité.
Rien d’étonnant, donc, à voir ce partisan de la recherche collaborative diriger, de 1982 à 1986, le Centre interuniversitaire de recherche sur les lettres, les arts et les traditions (CÉLAT), un regroupement de chercheurs en sciences humaines et sociales. Ici, Jacques Mathieu mène des travaux invitant à revoir le passé du Québec à la lumière de nouveaux matériaux historiques. Des publications liées à cette période, on retient « L’objet et ses contextes » (Bulletin d’histoire de la culture matérielle, automne 1987), un article clé portant sur les diverses façons d’interpréter l’objet. Écrit en collaboration (avec Georges Pierre Leonidoff et John R. Porter) et diffusé en trois langues, ce texte trouve un prolongement aujourd’hui avec « Journal intime de l’objet », l’un des articles d’À la recherche du savoir : Nouveaux échanges sur les collections du Musée McCord, un collectif à paraître au printemps 2015. Ce collectif a été mis en œuvre dans la foulée d’un colloque du même nom, organisé par l’institut du patrimoine de l’Université du Québec à Montréal et tenu en 2013. Le texte de Jacques Mathieu y a été livré en guise de discours liminaire.
Tout en dirigeant le CÉLAT, où est aussi élaboré le concept de mémoire collective, concept qui « permet d’éviter les pièges de l’idéalisation et des idées reçues », Jacques Mathieu se voit confier la délicate responsabilité de la recherche visant à définir les paramètres de l’exposition inaugurale du Musée de la civilisation à Québec, dont l’ouverture des portes est prévue en 1988. Il propose une approche axée sur les mémoires collectives qui est adoptée d’emblée. Ainsi commence Mémoires, fruit d’une vaste collaboration entre les divers milieux de la recherche scientifique. L’exposition déclinée en six volets détaillant les éléments forts de l’identité québécoise devait durer cinq ans; elle en durera quinze et attirera quelque huit millions de visiteurs!
Réalisation phare de Jacques Mathieu, Mémoires concrétise une conception neuve de l’histoire du Québec dont témoignent Les mémoires québécoises (PUL, 1991), coécrites avec l’historien Jacques Lacoursière.
Grâce à l’expertise acquise alors, Jacques Mathieu arpentera souvent et longtemps les sentiers des lieux de mémoire, ceux franco-québécois en particulier. La recherche sur l’émigration française vers le Canada le conduira notamment à Toulouvre en France. Ce petit village percheron a été l’un des foyers de cette émigration. En 2006, il y participe à la création du Musée de l’émigration française au Canada, un équipement culturel et patrimonial majeur.
Une vingtaine d’années auparavant, soit durant la décennie 1980, l’un des lieux qu’avaient contribué à peupler les valeureux colons tourouvrains fait l’objet d’une intense activité de fouilles archéologiques qui déboucheront, en 1992 – l’année du 350e anniversaire de Montréal –, sur la création du musée Pointe-à-Callière. Les recherches auxquelles est convié Jacques Mathieu en 1989 concernent la crypte et la douane, deux des composantes principales du site, ainsi que le cimetière, les fortifications et la place du marché. Ces travaux sont couronnés d’un prix d’histoire régionale (prix Clio) de la réputée Société historique du Canada en 1993.
Tout en participant à l’implantation d’équipements culturels prestigieux, Jacques Mathieu a à cœur la préservation des traces signifiantes qui font la matière première du patrimoine. Un exemple éloquent de cette préoccupation est l’immortalisation de la parole d’anciennes travailleuses de la Dominion Corset, célèbre manufacture de dessous féminins du centre-ville de Québec. Illustration d’un riche patrimoine industriel et humain, Les ouvrières de Dominion Corset à Québec 1886-1988 (en collaboration avec l’ethnologue Jean Du Berger, PUL, 1993) permettront la sauvegarde et la mise en valeur des archives de la manufacture, précieuses gardiennes de la vie quotidienne et de la culture populaire au XXe siècle.
En fait, la parole des citoyens est, pour Jacques Mathieu, constitutive d’un patrimoine immatériel qui lui est cher. Voilà pourquoi il fut l’un des maîtres d’œuvre de Sourires de Québec, une série documentaire de trois vidéos basée sur le témoignage de l’abbé Lucien Godbout, ancien maître de salle au Séminaire de Québec. Cette série produite en 1995, pour laquelle il nourrit une affection particulière, est reconnue pour son caractère novateur en ethnologie. En recréant des espaces de vie domestiques, scolaires et récréatifs, elle a connu une large diffusion locale et sert, encore aujourd’hui, d’outil pédagogique.
De manière plus pointue, Jacques Mathieu fait des « rapports espace-société au xviiie siècle » l’un de ses quatre grands axes de recherche et publie L’occupation des terres dans la vallée du Saint-Laurent (Septentrion, 1991). Fruit d’un travail monacal dans les archives, mené notamment avec son collègue Alain Laberge et une équipe d’étudiants, cette présentation des « aveux et dénombrements » de la période 1723-1745 constitue rien de moins qu’une description terre par terre des exploitations agricoles où vivait alors 80 % de la population de la Nouvelle-France. Cette source inestimable d’information sur les patrimoines et les solidarités de famille est devenue une référence fiable pour les historiens et les généalogistes.
Dans un autre registre, Jacques Mathieu se fait le chef d’orchestre d’un ouvrage collectif intitulé Les Plaines d’Abraham : Le culte de l’idéal (Septentrion, 1993), pour lequel il s’adjoint le photographe Eugen Kedl comme collaborateur principal. À la fois maître-livre et beau livre, cet ouvrage deviendra un succès de librairie et sera même traduit en anglais. L’accueil est dithyrambique. L’historien, lui, reçoit une récompense peu banale pour un livre à caractère historique : le prix littéraire de l’Institut canadien décerné dans le cadre des Prix d’excellence de la culture.
Dans Les Plaines d’Abraham, Jacques Mathieu nous présente le médecin Jacques-Philippe Cornuti, auteur du Canadensium Plantarium Historia publié à Paris en 1635 (et traduit par le latiniste André Daviault en 1967). Dès lors, il s’intéresse vivement à la botanique et axe ses recherches sur « les relations à la nature et la contribution canadienne à la science mondiale au début du xviie siècle ». Il ramène Cornuti dans Le premier livre de plantes du Canada, un ouvrage qu’il cosigne avec André Daviault (PUL, 1998) et qu’il considère comme « un point de départ et d’arrivée », et dans Entre poudrés et pouilleux (Septentrion, 2008), un récit historique jouissif.
L’historien, qui est fait chevalier de l’Ordre des Palmes académiques de la République française en 2003, n’en a très certainement pas fini avec la botanique. Le premier tome Curieuses plantes du Canada sort à peine de l’imprimerie et le second tome est en préparation. De plus, il compte nous faire connaître davantage Louis Hébert en tant qu’apothicaire. Cela, toujours dans la perspective d’« humaniser notre relation au passé » et de favoriser « une appropriation citoyenne de l’environnement et des éléments de patrimoine qui sont en nous, sur nous et autour de nous ».