D’une certaine façon, Laurier Lacroix est né à l’histoire de l’art en 1968. Il étudie alors en psychologie à l’Université Laval, après y avoir obtenu un baccalauréat en pédagogie. Cet été-là, il s’envole pour l’Allemagne : choc culturel, et esthétique! Au retour, Laurier Lacroix change radicalement de voie. L’ardent désir de transmettre la mémoire collective, partout à l’œuvre dans le parcours fécond qui est le sien, s’inscrit dès l’enfance passée à Sainte-Justine, un village au rude climat appalachien situé près de la frontière américaine. Fils de cultivateurs et benjamin de neuf enfants, le futur historien d’art et muséologue a les pieds bien ancrés dans la terre pierreuse et la tête dans le grenier. Le grenier, la cave : « des espaces symboliquement déterminants », dit aujourd’hui Laurier Lacroix.
« Je suis un concret. J’ai besoin d’un contact avec les objets, besoin de m’en imprégner. Cela vient sans doute de mes origines : chez nous il y avait quantité d’instruments aratoires, et le monde matériel a toujours été très important pour moi », ajoute l’historien d’art. C’est ainsi que depuis sa maîtrise sur le peintre Ozias Leduc, obtenue à l’Université de Montréal en 1973, il ne se lasse pas de visiter les ateliers d’artistes, trouvant là des éléments précieux à une compréhension intime des œuvres. Mais comment ne pas voir, aussi, toute la générosité qui sous-tend une telle démarche? Plusieurs jeunes créateurs ont en effet bénéficié de l’attention compétente de Laurier Lacroix, comme en témoignent ses nombreux articles qui se rapportent à l’art contemporain.
Le réputé historien d’art appartient en fait à la catégorie des prodigues, aussi naturellement que d’autres sont avaricieux. Il aime mettre les jeunes créateurs en avant, et associer ses étudiants aux projets qu’il poursuit. Projets souvent de grande ampleur, avec les musées d’État, mais pas toujours : « l’accessibilité de la culture dans les régions, c’est capital », affirme Laurier Lacroix. Il prêche par l’exemple : son engagement auprès des « petits » musées est profond et indéfectible. Au fil des ans, nombre d’entre eux ont ainsi bénéficié de son expertise et de celle de ses étudiants stagiaires, entre autres pour l’élaboration d’outils liés à l’acquisition, au développement et à la conservation des collections. Un travail de l’ombre s’il en est, mais nécessaire à la qualité de l’offre muséale, ô combien!
Son titre de muséologue, Laurier Lacroix l’a acquis en 1974, au terme d’études à la prestigieuse École du Louvre, à Paris. Une fierté pour le garçon de Sainte-Justine, qui s’estime « choyé » d’avoir été de la première génération de la démocratisation de l’enseignement. Cela lui permettra d’être le commissaire d’une vingtaine d’expositions en art historique et en art contemporain, dont au moins deux ont une envergure exceptionnelle : la rétrospective Ozias Leduc (1864-1955), Une œuvre d’amour et de rêve, présentée en 1996-1997 (une collaboration du Musée des beaux-arts de Montréal et du Musée national des beaux-arts du Québec), et Suzor-Côté, Lumière et matière, en 2002-2003.
Leduc et Suzor-Côté (mort en 1937) sont aussi les artistes fétiches de Laurier Lacroix. « Ils représentent deux aspects opposés de la “personnalité”, de la culture québécoise. Leduc est un introverti, un mystique, un méditatif. Suzor-Côté est un extraverti, un mondain, dont la peinture et la sculpture sont très libres. » Lorsque Laurier Lacroix entreprend son mémoire sur Leduc, le peintre n’a pas la cote : trop associé à l’art sacré – il fut un grand décorateur d’églises –, dans une société qui se détourne de la pratique religieuse. Le peintre de Saint-Hilaire est aujourd’hui reconnu à sa juste valeur, en très grande partie grâce aux travaux novateurs de Laurier Lacroix.
Le professeur qu’il est depuis 1976 – d’abord à l’Université Concordia, puis à l’Université du Québec à Montréal depuis 1988 – dit chercher à « amener les étudiants à s’approprier des volets de l’histoire ». Ce désir, Laurier Lacroix le nourrit au fond pour l’ensemble de la société, c’est la constante qui lui permet de pratiquer un éclectisme en somme cohérent. Il se perçoit d’ailleurs moins comme un théoricien que comme un chercheur et un « diffuseur », pour qui les expositions, les conférences, les articles (souvent publiés dans des revues de vulgarisation) sont autant de façons d’amener l’art près de la population.
À sa façon discrète, Laurier Lacroix est un devancier. Ainsi, il a fortement contribué au mouvement de réhabilitation des églises, en montrant qu’elles étaient « des lieux patrimoniaux très importants ». Ce mouvement devait mener à la mise sur pied de la Fondation du patrimoine religieux du Québec en 1995 – devenue depuis 2007 le Conseil du patrimoine religieux du Québec – et, plus globalement, à la réconciliation des Québécois avec cet héritage. Il sera également parmi les pionniers de la conservation préventive. À son instigation, et en collaboration avec des restaurateurs du Centre de conservation du Québec et de l’Institut canadien de conservation, une série de 19 vidéos sera produite sur le sujet entre 1991 et 1994. En plus de servir largement aux spécialistes d’ici, la série a connu un retentissement jusqu’en Afrique et en Asie. Et a eu un prolongement télévisuel avec l’émission Protégez vos collections. Conseils et techniques à suivre diffusée sur le canal Savoir en 1999.
Laurier Lacroix est aussi homme de grands travaux. Par exemple sa thèse de doctorat sur le fonds de tableaux Desjardins fait maintenant autorité. Ce fonds, désigné par Gérard Morisset lui-même, dans les années 1930, comme la « Collection Desjardins », comprend à l’origine 180 tableaux datant des XVIIe et XVIIIe siècles; les prêtres Philippe et Louis-Joseph Desjardins les avaient apportés à Québec en 1817 et 1820, afin de décorer les églises. Laurier Lacroix semble bien le premier à en avoir montré l’influence déterminante sur la production des artistes québécois du XIXe siècle. Actuellement, et depuis 2004, il se consacre à un très ambitieux projet de recherche sur la peinture en Nouvelle-France.
En 2009, après avoir formé quelques générations d’historiens d’art, Laurier Lacroix prendra sa retraite de l’enseignement. Mais de l’enseignement uniquement. Tout juste au seuil de la soixantaine, il a des recherches en cours et une foule de projets en tête – cette tête qui continue d’habiter les greniers de l’histoire et de la mémoire collectives. « Mon cheminement témoigne qu’en trente ans, beaucoup de chemin a été parcouru au Québec en matière d’appropriation du patrimoine culturel. Il reste néanmoins de grands défis. Par exemple, comment transmettre ce patrimoine aux néo-Québécois, comment faire en sorte qu’eux aussi le connaissent et se l’approprient? »
Laurier Lacroix dit en somme que l’inaction n’est pas pour lui. « En plus, lance-t-il, ce n’est pas le travail qui manque! »