Madeleine Gagnon reçoit le prix Athanase-David au moment même
où paraît, aux Éditions TYPO, Le chant de la terre,
première anthologie de ses poèmes de 1978 à 2002
préparée par l’ami poète Paul Chanel Malenfant.
Cette heureuse coïncidence appelle à la célébration
d’une œuvre qui, depuis la parution en 1969 du premier recueil de
nouvelles, Les Morts-Vivants, se bâtit avec constance, plus de
trente titres en autant d’années, jusqu’à offrir à travers
une évolution souvent transgressive une intelligence des humains et du
monde tout à fait singulière.
L’admirable essai sur Les femmes et la guerre, paru chez VLB Éditeur
en 2000, illustre bien sa particularité d’être à la
vie et aux autres, à l’Autre en soi. Il paraîtra l’année
suivante en France, chez Fayard, sous le titre Anna, Jeanne, Samia…
Puis en Espagne. Ce véritable chant d’utopie sur les femmes prises dans
la guerre obscurcit les repères traditionnels. Surtout ceux des hommes.
La prose poétique de Madeleine Gagnon ose l’impensable : par
le langage, opposer de l’espoir, voire de la beauté, au malheur de ces
femmes victimes en grand nombre d’une double guerre, celle de l’extérieur
qui leur prend maisons, maris et fils et qui, par le viol, les oblige à
porter l’enfant de l’ennemi ; puis celle, séculaire, qui sous prétexte
d’une démarche religieuse les soumet au pouvoir trop souvent violent
des maris et des hommes. Cependant, l’engagement féministe et poétique
de Madeleine Gagnon n’entrave en rien sa lucidité : malheureusement,
dira-t-elle, la pulsion de mort est la chose la mieux partagée entre
les hommes et les femmes. Tant que l’on n’aura pas compris cela, on n’avancera
pas beaucoup. Force est donc de reconnaître que ces femmes sont aussi
des complices par la haine qu’elles portent et qu’elles transmettent à
des générations de guerriers. « Je crois que, de tous
les êtres que je connais, écrit Nancy Huston, c’est celle
dont la frontière entre vie intérieure et vie extérieure
est la plus perméable, sa parole est poésie et son écoute
des autres est poésie aussi, tout ce qu’elle reçoit et entend
du monde est filtré, traité, transformé par les rythmes
impérieux des chants qui l’habitent… »
Le recueil Chant pour un Québec lointain (VLB Éditeur)
est publié en 1990 et lui vaut le Prix du Gouverneur général
du Canada. La même année paraît aux éditions Le Préambule
un essai sur La poésie québécoise actuelle. En 1993,
est publié un autre recueil de poésie, La terre est remplie
de langage, chez VLB Éditeur. Puis, toujours chez le même
éditeur, paraissent en 1994 un récit, Les Cathédrales
sauvages, en 1995 un roman, Le Vent majeur, et en 1998
un autre récit, Le deuil du soleil, admirable « requiem
pour les êtres en allés ». Loin de l’apitoiement et
de la nostalgie, l’auteure qui a guéri ses blessures éprouve un
grand bonheur à redonner vie par son écriture à ceux qu’elle
a aimés et qui ont disparu.
Madeleine Gagnon est née à Amqui, dans la vallée
de la Matapédia. Très tôt, elle est fascinée par
cette mère liseuse dont elle voit le visage fatigué se transformer
quand, au fil des jours, celle-ci se repose de sa lourde tâche de mère
de dix enfants derrière les pages de son livre. C’est elle qui lui tend
son premier vrai livre, un roman de Laure Conan, lorsque sa fille qui a 11 ou 12 ans est retenue au lit par une maladie d’enfant. Emportée
par sa lecture, Madeleine Gagnon se rappelle avoir fait alors la promesse
solennelle d’écrire un jour pour donner à son tour à des
filles et à des garçons le goût de la lecture. « Je
suis venue au monde de l’écriture parce que j’ai aimé lire. »
Dans Mémoires d’enfance (récit, Éditions Trois-Pistoles,
coll. Écrire, 2001), Madeleine Gagnon va à la recherche
des éléments déclencheurs de sa passion d’écrire :
à quatre ans, l’éveil à la métaphore et au transport
de sens, puis à l’école primaire, la découverte de l’ardoise
et du « plaisir physique de l’écriture qui peut s’effacer
et se recommencer » ; aussi, les premiers poèmes non
écrits pour essayer de comprendre l’incompréhensible de la mort
de sa petite amie de 10 ans qui se noie sous ses yeux et, enfin, l’effervescence
de ses premiers contacts avec la métaphysique qui se traduit par l’écriture
des premiers poèmes.
Il ne sera donc pas étonnant de la voir choisir d’étudier la
philosophie à la fin de ses études classiques. Ses études
de maîtrise en philosophie, qu’elle fait à l’Université
de Montréal sous la direction de Paul Ricœur, sur l’imagination
transcendantale en particulier, sont pour elle comme une grande porte ouverte
sur l’univers de la poésie. Puis, son orientation se confirmera avec
des études doctorales et l’obtention d’un diplôme de troisième
cycle en littérature de l’Université d’Aix-en-Provence (1968).
« J’ai eu la chance d’avoir de bons professeurs ! »,
dira-t-elle. Au nombre de ces derniers, elle mentionne avec une affection toute
particulière Antonine Maillet qui lui a enseigné la littérature
au Collège Notre-Dame-d’Acadie de Moncton au Nouveau-Brunswick (1956-1959).
Elle se souvient de cette petite armoire fermée à clé dans
la bibliothèque du collège, renfermant les livres à l’index
qu’Antonine Maillet déverrouillait volontiers pour celles qui, comme
elle, aimaient la littérature et travaillaient avec sérieux. C’est
elle qui favorisa son premier contact avec de grands écrivains comme
Gide, Camus et Sartre.
De retour de France en 1963 où elle a amorcé ses études
doctorales, Madeleine Gagnon rentre au pays avec un mari et un enfant,
dans un Québec qu’elle ne reconnaît pas. Elle mettra un certain
temps à s’y réinsérer. De toute façon, elle doit
terminer ses études de doctorat. Puis l’année 1969 est pour
elle particulièrement mouvementée : elle donne naissance à
un deuxième enfant, entre à l’Université du Québec
à Montréal (UQAM) à titre de professeure au Département
d’études littéraires et publie son premier recueil de nouvelles.
Jusqu’à sa démission de l’université en 1982, avec
le désir de se consacrer davantage à l’écriture, Madeleine Gagnon
enseigne, occupe des postes de direction, anime très tôt des ateliers
d’écriture et initie les étudiants à la psychanalyse littéraire.
Ces derniers apprécient son enseignement non seulement à cause
de sa compétence, de son érudition ou de sa passion de la connaissance,
mais aussi à cause du respect qu’elle voue à leur intelligence
et à leur questionnement sous toutes ses formes. Même dans la tourmente
qui agitait les universités à la fin des années 60
et au cours des années 70, jamais elle ne se montre dogmatique. Elle
n’hésite pas à remettre en cause les a priori des courants
à la mode. De 1982 à 1996, elle sera chargée
de cours, professeure invitée et écrivaine en résidence
à l’UQAM, à l’Université de Montréal, à l’Université
de Sherbrooke et à l’Université du Québec à Rimouski
où elle passera trois ans. Au cours de sa carrière universitaire,
elle aura écrit plus de 150 articles dans des revues et des
anthologies.
De nombreux écrivains québécois reconnus ont bénéficié
de son enseignement, notamment François Charron, Madeleine Monette,
Claudine Bertrand, Gaétan Soucy, Élise Turcotte,
Louise Desjardins, Louise Warren et Rachel Leclerc. Son œuvre
jouit d’un rayonnement international. En plus des publications en France, on
dénombre une quinzaine de traductions en anglais, en espagnol et en italien.
Dans Le chant de la terre, Paul Chanel Malenfant prend appui
sur le rapport fondamental entre lecture et écriture dans l’œuvre
de Madeleine Gagnon pour proposer sa propre lecture-réécriture
par le choix de poèmes tirés des recueils comme Antre (1978),
Pensées de poèmes (1983), La lettre infinie (1984),
Les fleurs du catalpa et L’infante immémoriale (1986),
Femmeros (1988), Autographie 2, anthologie des textes
critiques (1989), L’instance orpheline (1991), La terre
est remplie de langage (1993), Le deuil du soleil (1998)
et Rêve de pierre (1999). Dans la préface, Paul Chanel Malenfant
s’emploie à décrire les fondements de l’œuvre poétique
de Madeleine Gagnon que sa relecture amicale et passionnée a dégagés.
Pour conclure enfin que « la poésie de Madeleine Gagnon,
offrande chantée, lyrique, nous rend le monde autrement. Entre lucidité
et émerveillement ». Pour notre bonheur à tous.