Donner le prix Albert-Tessier à Marcel Carrière, c’est reconnaître officiellement le rôle majeur qu’il a joué dans la véritable naissance du cinéma québécois à la fin des années 1950, en particulier dans l’aventure du cinéma direct. Si on cite souvent le rôle des Michel Brault, Gilles Groulx, Claude Jutra et Pierre Perrault dans cette éclosion, on oublie trop souvent que celle-ci ne serait pas advenue s’il n’y avait pas eu également des pionniers, à la fois techniciens et créateurs, comme Marcel Carrière. Au centre de cette aventure, devenue une véritable avant-garde en matière cinématographique, il y a eu ce preneur de son remarquable, un vrai inventeur qui a réussi à repousser les limites de la prise de son direct. Le travail sur le son de Marcel Carrière justifierait à lui seul le prix prestigieux qu’il reçoit du Québec. Mais il fut plus que cela : il devint non seulement un cinéaste à la carrière soutenue dans le documentaire et la fiction, mais un homme s’investissant dans le développement de la communauté cinématographique en assumant des tâches d’administrateur au sein de l’Office national du film (ONF). Une carrière en trois temps qui démontre une polyvalence exceptionnelle et rend précieuse et incontournable sa contribution au développement de la cinématographie québécoise.
Marcel Carrière nous a raconté avec beaucoup d’humour et d’anecdotes savoureuses les étapes de sa carrière, une carrière tout à fait exceptionnelle. Il est né en 1935 à Bouchette, une petite municipalité de la Vallée de la Gatineau, et a déménagé avec sa famille à Hull (fusionnée depuis à Gatineau). Il a étudié quatre ans en électronique à l’Institut technologique. Pour un travail d’été, il pose sa candidature à la suite d’une annonce de l’ONF (qui était alors établi à Ottawa) dans le quotidien Le Droit. On lui offre un travail au département du son avec Joseph Champagne, qui le prend sous son aile et à qui il doit toute sa formation. On l’envoie en Acadie. Lui qui n’a jamais voyagé hors de l’Outaouais est tellement impressionné par le tournage dans ce bout de pays qu’il décide de ne pas retourner aux études. Il a définitivement la piqûre du cinéma. Et il restera 40 ans à l’Office, de 1954 à 1994.
L’hiver suivant, en 1955, on l’envoie cette fois dans l’Ouest canadien, où il apprend l’anglais sur le tas, car tous les techniciens – excellents, reconnaît-il – étaient de langue anglaise, venus pour la plupart d’Angleterre. Le son direct n’existait pas à l’époque. On ne peut pas imaginer combien l’équipement était pesant et la production sonore compliquée. « Une époque de dinosaures, mais qui permettait d’expérimenter », confie Marcel Carrière. C’est grâce aux ingénieurs de l’ONF que le matériel et la pratique sonores ont suivi une évolution rapide.
L’Office déménage à Montréal en septembre 1956. La section Production française n’existe pas encore (elle sera créée en 1964), mais déjà l’institution se remplit de francophones. Sera tourné en 1958 le documentaire qui marquera d’une pierre blanche la cinématographie québécoise, Les Raquetteurs, de Michel Brault et Gilles Groulx, film fondateur du cinéma direct. « Le son n’était pas synchrone, mais on l’enregistrait quand même et on faisait après une fausse synchronie! », souligne en riant Marcel Carrière. D’excellente qualité, l’équipement était encore lourd et il fallait le brancher à un secteur électrique pour son fonctionnement. Les essais étaient une méthode de travail; ainsi, du côté de l’éclairage et de l’enregistrement photographique, c’était avec Michel Brault; du côté du son, c’était avec Marcel Carrière qui tripatouillait, comme il dit, les appareils et les adaptait selon le type de tournage du film.
Marcel Carrière fera partie de presque toutes les équipes du mouvement du cinéma direct, dont la plus célèbre est celle de Pour la suite du monde (1963), de Michel Brault et Pierre Perrault. Il est au poste de commandement sonore de films aussi importants que La lutte (1961) de Michel Brault, Claude Jutra et Claude Fournier, À tout prendre (1963) de Claude Jutra, Le Chat dans le sac (1964) de Gilles Groulx et Stravinski (1966) de Wolf Koenig et Roman Kroitor. Des œuvres exceptionnelles pour leur qualité d’enregistrement sonore. Signalons aussi que Marcel Carrière a collaboré au premier long métrage de fiction du jeune cinéma québécois en 1962, Seul ou avec d’autres, de Denys Arcand, Denis Héroux et Stéphane Venne, tourné alors en son direct et avec une caméra légère.
Un nouveau jalon marquera la carrière de ce grand artisan de la révolution sonore du cinéma au Québec. Marcel Carrière devient réalisateur en 1964. « Je trouvais moins de motivation qu’avant, avoue-t-il. Il me fallait un défi. » Quoique collaborant au son sur d’autres films, il fait ses premiers pas d’auteur dans le documentaire avec Villeneuve, peintre-barbier (1964), un film qui joue toujours en boucle à La Pulperie de Chicoutimi où a été déplacée la maison d’Arthur Villeneuve, peintre inconnu à l’époque, qui demeure encore fascinant grâce à l’art du réalisateur de capter toute l’originalité de l’artiste dans sa vie quotidienne. Après Bois-Francs (1966) et L’Indien parle (1967), c’est grâce à Avec tambours et trompettes (1967) que le cinéaste fera beaucoup parler de lui. Ce dernier jette en effet un regard à la fois humoristique et chaleureux sur les zouaves pontificaux en congrès (on ne pensait plus qu’ils existaient encore!). Ensuite, il tourne Hôtel-Château (1970) sur le Château Frontenac de Québec, puis Chez nous, c’est chez nous (1972), regard intense et démystifiant sur la démolition de onze villages du Bas-Saint-Laurent et de la Gaspésie. Marcel Carrière se révèle à travers ses documentaires un auteur engagé.
Ce cinéaste-citoyen, on le retrouve également dans une nouvelle étape de son travail : la fiction. Marcel Carrière a déjà abordé la fiction en tant qu’auteur en 1968 dans un moyen métrage, Épisode, et en 1969 avec Saint-Denis dans le temps…, un long métrage ayant pour sujet la Rébellion de 1837-1838. Mais c’est OK… Laliberté (1973), qui aura d’ailleurs beaucoup de succès, qui confirmera son grand talent de réalisateur. Son approche de la vie urbaine en milieu populaire, faite de tendresse et de drôlerie, approche qu’il répétera avec Ti-Mine, Bernie pis la gang (1976), montre un créateur de comédies au ton spontané et naturel.
En 1978, Marcel Carrière accepte le poste de directeur du Comité du programme français à l’ONF, un emploi qui s’avérera parfois difficile quand, par exemple, il s’agira d’annoncer à un cinéaste le refus de produire son scénario. Il retourne après deux ans à la réalisation et travaille à un long métrage dont le scénario est écrit par Victor-Lévy Beaulieu. Le film ne sera pas réalisé, car Carrière est nommé en 1980 directeur des Services techniques et artistiques, ce qui l’amènera à être responsable des fêtes du 50e anniversaire de l’institution à Montréal, fêtes couronnées de succès. Il sera par la suite directeur général de ces services (qui ont changé de dénomination) avant d’être nommé délégué à la formation cinématographique en 1993. Il prendra un an plus tard sa retraite de l’ONF. La Society of Motion Picture and Television Engineers (SMPTE) lui remet en 1994 l’International Grierson Award Gold Medal. La retraite ne l’éloignera pas pour autant du cinéma : il contribuera activement à la mise sur pied de l’Institut national de l’image et du son (INIS) et de la Phonothèque québécoise.
Par ses activités de technicien du son comme celles de réalisateur et d’administrateur, Marcel Carrière a été aux premières loges de l’évolution du cinéma québécois. Comme membre de l’équipe française de l’ONF, il a été surtout l’un des principaux acteurs d’une révolution à la fois technologique et esthétique. En même temps, ces activités lui ont permis non seulement d’être observateur de la société québécoise, mais d’intervenir à sa manière – c’est-à-dire comme artiste – dans une transformation du Québec qui tient à la fois de la tradition et de la modernité. Une démarche passionnante.