Pierre Demers voit le jour au Royaume-Uni en 1914 pendant le périple de ses parents vers la France, interrompu par le déclenchement de la Première Guerre mondiale. Ainsi commence la trajectoire singulière de ce coloré physicien de 101 ans . Reconnu pour son travail novateur, il a su poser les premiers jalons du développement de la physique, notamment nucléaire, sur le plan national et ouvrir la voie à la recherche scientifique québécoise de diverses façons.
Dès son jeune âge, Pierre Demers est inspiré par les savants français et par ses professeurs de sciences; il s’engage alors dans cette voie. Licences en physique et en mathématiques de l’Université de Montréal, maîtrise en chimie du même établissement, doctorat d’État de l’Université de Paris, stages de formation au Massachusetts Institute of Technology et à l’Université Cornell, aux États-Unis : non seulement il fréquente de prestigieux centres de recherche, mais il côtoie également de grands scientifiques de l’entre-deux-guerres. Il fait équipe, notamment, au Collège de France avec Irène et Frédéric Joliot-Curie, prix Nobel de physique. C’est à leur demande qu’il met au point la « méthode photographique » pour caractériser l’activité des neutrons et qu’il découvre sept nouveaux isotopes radioactifs du neptunium. Il étudie aussi la botanique avec le frère Marie-Victorin, qui venait de fonder le Jardin botanique de Montréal. Il est d’autant plus fier de recevoir le prix qui porte le nom de son maître botaniste.
Le seul physicien canadien-français du projet Manhattan
Après des études à l’École normale supérieure de Paris, où il a été le premier étranger à obtenir le titre d’agrégé, et alors qu’il était en stage au Laboratoire de synthèse atomique avec les Joliot-Curie et Hans von Halban, Pierre Demers fuit l’Hexagone en 1940 devant l’arrivée des nazis. En 1943 à Montréal, il rejoint une équipe de chercheurs internationale à l’invitation de von Halban. Dirigés et financés par les Américains et les Anglais, leurs travaux, réalisés dans un laboratoire secret de l’Université de Montréal, font partie du projet Manhattan. L’objectif : mettre au point un réacteur utilisant de l’uranium naturel comme combustible. Ce projet mènera à la production de ZEEP, la première pile atomique fonctionnelle conçue hors des États-Unis, et, ultimement, à l’invention de la bombe atomique. « Je ne savais nullement que mes travaux serviraient à réaliser une bombe : on ne m’en avait rien dit! » s’exclame celui qui s’est senti trahi d’avoir involontairement contribué au développement de la bombe.
Une contribution majeure à l’avancement des sciences
C’est pendant le projet Manhattan qu’il perfectionne, par des avancées cruciales, la principale méthode d’observation des particules à haute énergie, dont il sera la sommité mondiale durant trois décennies.
Cette méthode, qu’il rebaptise « ionographie », produit des images des particules chargées selon des procédés photographiques. Elle demeura dans le monde le principal moyen d’observation en physique nucléaire et du rayonnement cosmique pendant trois décennies. Elle permettra tous les progrès subséquents dans ces domaines, comme la découverte de la dualité du méson cosmique. Cette découverte et ses applications techniques ont valu le prix Nobel de physique de 1950 à Cecil Frank Powell, seul concurrent de Pierre Demers dans ce domaine.
Des idées à profusion
Après la guerre, Pierre Demers devient professeur à l’Université de Montréal. Il y poursuit ses recherches sur l’ionographie, à laquelle il ajoutera la couleur grâce au bromure d’argent. Toujours à l’affût de procédés originaux, il lance dans l’atmosphère des plaques ionographiques de son invention à l’aide de ballons à l’hélium faits des premières feuilles à base de ce qu’on appellera communément le « polythène ».
L’œuvre centrale de ses publications scientifiques, parue en 1958, s’intitule Ionographie : les émulsions nucléaires, principes et applications. Largement diffusée et citée une cinquantaine de fois dans des articles internationaux, elle constitue une référence fondamentale. Pierre Demers organise également, à titre de président du comité canadien, le 2e Colloque international de photographie corpusculaire à Montréal en 1959. Cet événement rassemble de nombreux physiciens étrangers et contribue au rayonnement international du Québec. Il multiplie aussi les directions de thèses, les collaborations et les conférences, signes d’un bouillonnement intellectuel incessant.
Professeur, fondateur et précurseur
De 1946 à 1980, il enseigne la physique à des milliers d’étudiants, dont plusieurs auront des carrières impressionnantes, tels que l’astrophysicien Hubert Reeves, qui cite son professeur en ces mots : « La science, ce n’est pas seulement “voilà ce qu’on connaît” à un certain moment donné, c’est aussi “qu’est-ce qu’il reste à savoir et comment le fait-on?” Et ça, c’est ce que j’ai rencontré la première fois chez Pierre Demers. »
Tous diront qu’il avait une approche à la fois plaisante et rigoureuse, pleine d’inventivité et parée de sa vision profondément originale.
Dans les années 50 et 60, Pierre Demers acquiert une notoriété importante et fait plusieurs apparitions dans les médias. Quand il participe à la création du Laboratoire de physique nucléaire de l’Université de Montréal, son nom est mis de l’avant pour l’obtention d’un financement, témoignant de son influence prépondérante. Ce laboratoire, inauguré en 1967, est l’un des premiers d’envergure mondiale. Il contribue au rayonnement de l’Université de Montréal et du Québec.
Depuis 1995, il élabore une « théorie unitaire » fondée sur son « système du Québécium », qui constitue un nouveau classement des éléments fondamentalement différent des divers tableaux réalisés depuis celui de Mendeleïev. Allié à la biomathématique, ce système révèle des symétries remarquables entre la matière vivante et celle non vivante. « Plus j’avance et plus je m’aperçois de l’ampleur de la voie où je me suis engagé », affirme ce savant curieux.
Un intellectuel polyvalent, défenseur du Québec et de sa langue
Son impressionnante feuille de route touche aussi l’art et l’engagement social. Il publie deux recueils de poésie et réalise plusieurs tableaux et sculptures. Fervent nationaliste et défenseur du français, il met sur pied, en 1979, la Ligue internationale des scientifiques pour l’usage de la langue française et contribue activement à la vie politique québécoise.
Visionnaire, il rassemble dans les années 60 et 70 de grands esprits québécois, dont Jacques-Yvan Morin, Guido Molinari, Cozic (Yvon Cozic et Monic Brassard), Rock Demers et Clermont Pépin, au sein de groupes de recherche multidisciplinaires sur le bruit et la couleur.
Il a reçu de nombreuses distinctions. En 1946, à seulement 34 ans, il reçoit le premier prix du Concours scientifique et littéraire du Québec, volet scientifique, qu’on surnommait alors le prix David. Il se voit maintenant décerner le prix Marie-Victorin, qu’il considère notamment comme « un encouragement à continuer ».
Érudit, passionné et engagé, Pierre Demers semble avoir vécu trois vies en une tant son œuvre est abondante. On peut le décrire comme un battant audacieux qui, comme un de ses pairs le dit si bien, n’a pas été blessé mortellement par les combats que la science et l’innovation lui ont présentés. Au contraire : ce créateur à l’esprit anticonformiste se plaît sur les chemins épineux de l’innovation, qu’il parcourt encore d’un pas déterminé.