Chez Rober Racine, l’étrangeté et la poésie sont la clef d’une œuvre placée sous le signe de la démesure.
Avec lui, la création est toujours là où on ne l’attend pas. Romancier, musicien, dessinateur, performeur, Rober Racine vient de passer six ans à dessiner des vautours. Ces oiseaux de proie, il les a illustrés tous les jours, traçant leurs ombres inquiétantes au recto et au verso d’une feuille chaque fois de même format. Ponctuant ce cycle insolite, il réalisait et exposait, l’an dernier, un tableau de grand format fort justement intitulé La fin des vautours.
Pharaonique, obsessionnel, polymorphe, son parcours singulier s’identifie, concède-t-il, à une forme inédite de « gigantisme privé ».
Déjà en 1978, à 22 ans, cramponné au clavier presque quinze heures d’affilée, Racine joue au piano 840 fois de suite les Vexations d’Érik Satie. Le récital marathon est encensé par le critique musical Claude Gingras de La Presse qui acclame ce jeune, et si déroutant, stakhanoviste du clavier. Ces Vexations, Racine les rejouera à quatre reprises. Avec de telles œuvres aussi originales, Racine ouvre alors de nouvelles avenues dans le champ de la performance. Racine déclame en 1980 tout Salammbô d’une traite. Il escalade en même temps un escalier dont l’architecture et les dimensions sont conçues en fonction de données issues du roman de Flaubert. Le nombre de mots, de phrases, de paragraphes détermine la forme, la hauteur, la structure des marches. À la fin de sa performance, Racine plonge dans le vide.
Les mots hantent l’artiste. Et surtout ce livre qui les contient tous : le dictionnaire. Sa relation avec le Dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française, bref Le Petit Robert, est totalement passionnée. Rober Racine a passé 14 années de sa vie à découper, enluminer, mettre en musique les pages du Robert. « J’ai rêvé, écrit-il, d’un espace public permanent où tous les mots de la langue française et leurs définitions imprimés sur des petits panneaux seraient plantés au sol, répartis en quartiers de mots. Le lecteur promeneur aurait à se déplacer physiquement dans l’espace, d’un mot à un autre, du quartier de L à celui de I ou des R. »
En grandeur nature, une préfiguration de ce Parc de la langue française a été montrée en 1992 à la Documenta de Kassel en Allemagne avec la lettre K. Revenant tous les cinq ans, l’exposition est sans doute la plus renommée de toutes les grandes manifestations internationales d’art contemporain. L’idée du Parc de la langue française date de 1979. À partir de là, jusqu’au début des années 1990, Racine découpe les 55 000 définitions du Petit Robert. L’entreprise fait de lui à la fois un copiste et un enlumineur. Racine confesse avoir pu se contenter d’écrire un roman avec comme personnage principal cet homme qui dépouille aux ciseaux le dictionnaire. Au contraire, il a préféré s’engager totalement dans cette expérience de la durée. Première étape à la réalisation du parc, il colle toutes les définitions du Petit Robert pour en dresser la maquette aujourd’hui conservée au Musée d’art contemporain de Montréal. « Je voulais présenter autrement le dictionnaire, le rendre visible. Et faire en sorte que les mots passent de couché à debout. Pour ce faire, j’ai utilisé deux exemplaires du Petit Robert (l’un pour le recto, l’autre pour le verso). J’ai extrait de ce texte à la fois magique et maléfique toutes les entrées et leurs années de première apparition. Chacun de ses mots a été collé sur un petit carton que j’ai ensuite monté sur un petit bâtonnet noir, prêt à être placé sur une grande surface blanche sur laquelle seraient inscrits tous les mots du dictionnaire. La même opération de découpe/collage s’est donc effectuée autant de fois qu’il y a de mots dans le dictionnaire. »
Dans les 2130 Pages-Miroirs achevées en 1994, ce qui reste de chaque page après cette première opération est tronçonné pour retirer certains mots selon une logique prédéterminée. Les mots en italique sont dorés. Les pages découpées se révèlent sur fond de miroirs. Avec leurs traits ainsi créés, elles apparaissent de la sorte un peu comme des partitions de musique « aérant », selon Racine, le dictionnaire.
Le plus étrange est que, pour lui, de tels projets sont perçus comme allant de soi. « Vous auriez bien tort de le tenir pour fou », prévenait d’emblée en 1999, non sans humour, le journaliste Jean-Baptiste Harang dans le quotidien parisien Libération à l’occasion d’un article sur Racine. Les productions titanesques envisagées par l’artiste font se côtoyer les notions d’exécution, de transcription, de variation et de transposition. S’investissant totalement dans ces tâches impossibles, Racine impose une vision du monde où la pensée ne se matérialise qu’à travers un labeur de longue haleine qui « habite » totalement la création. Le temps devient le sujet essentiel de ses œuvres.
Révélant, indique John Porter, directeur général du Musée national des beaux-arts du Québec, « un engagement profond envers la langue française », l’écriture et les mots demeurent de façon tout aussi imprévue la matière première de Rober Racine. Son premier roman, Le mal de Vienne, voit le jour en 1992. Ce touche-à-tout qui se servait pour ses œuvres d’art de livres et des mots traite d’art dans ce qu’il écrit! Le Lightning Field , œuvre de land art de l’Américain Walter de Maria, devient le cadre de son deuxième roman, Là-bas, tout près (1997). Le récit relate une visite sur ce site du désert du Nouveau-Mexique où 400 tiges d’acier y attirent les éclairs.
En 1999, à l’occasion de l’exposition internationale Les Champs de la sculpture qui a eu lieu sur l’avenue des Champs-Élysées à Paris, on lui demande de refaire une partie du Parc de la langue française. Racine préfère alors livrer un Luna Parc tout personnel. Le dictionnaire s’éclipse. Nouvel objectif : cette lune qui le fascine depuis l’enfance. Rober Racine fait alors découvrir aux Parisiens des petits fragments de Lune sur terre. « Pour marquer le trentième anniversaire de la première marche sur la Lune, explique Racine, j’ai pensé regrouper en constellation les 45 villes (dont Montréal, au planétarium) où l’on peut voir des pierres lunaires rapportées par les astronautes. »
La Lune! L’astre d’argent a été aussi au cœur de L’ombre de la terre, son troisième roman publié en 2002.
Tissant entre elles des références inédites, se construisant pas à pas au fil de chaque geste qui les compose, ses œuvres processus tentent ni plus ni moins que d’apprivoiser l’immensité. Cette approche « sidérale » l’a conduit à des œuvres ayant pour thème l’espace et l’astronomie comme en témoignent des titres tel Effleurer le sommeil des comètes, ou encore ces noms d’étoiles que sont Selena ou Spica, objets d’une exposition en 1999.
Désormais, ce créateur encyclopédique qu’est Racine veut revenir à la conquête spatiale, son autre grand dada avec le dictionnaire. Racine a chassé de son cerveau les vautours qui y rôdaient, sujet de son prochain roman. Le déclencheur de cette série sur les rapaces avait été une visite au zoo de Barcelone en février 1999.
Parallèlement à son parcours singulier, Rober Racine a été chroniqueur culturel à la radio de Radio-Canada. Il a collaboré avec des chorégraphes réputés, récité un feuilleton radiophonique pour six ou sept personnages et une pièce de théâtre, écrit plus de soixante-dix articles de critique d’art, collaboré avec d’autres créateurs tels que Marie Chouinard, Édouard Lock, Raymond Gervais, Irène Whittome, Françoise Sullivan et Robert Marcel Lepage. En tant qu’artiste, Racine a participé à plusieurs expositions à travers le monde, tant individuelles que collectives, notamment à la Biennale de Venise en 1990 et à celle de Sydney, en Australie, la même année. Il a reçu le prix Louis-Comtois en 1998, de même que le prix Ozias-Leduc de la Fondation Émile-Nelligan en 1999 et ses œuvres font partie des plus prestigieuses collections québécoises et canadiennes.
En 1993, le magazine culturel Voir lui demandait quelle était sa conception du rôle de l’artiste. Rober Racine répondit : « L’artiste est là pour offrir des visions, transcender le réel, le montrer sous de nouveaux angles. Il ressemble à un pilote d’essai. Il repousse toujours plus loin les limites de l’exploration du monde et de l’infini. Son rôle est de capter et saisir l’insondable de la vie et des êtres. Il doit garder ses contemporains en contact permanent avec la lumière et la poésie. Il crée des liens entre le visible et l’invisible, l’audible et l’inouï, chuchote des secrets, trace des mystères, vivifie les sens, communique les présences du sacré. Il doit s’adresser au cœur des gens, à leur musique intérieure. »