Victor-Lévy Beaulieu participe de la démesure des personnages qui habitent son œuvre. Autant de livres que d’années vécues, souligne-t-il à la blague, comme pour atténuer l’espèce de vertige que l’on peut éprouver devant une œuvre aussi imposante et singulière. Une bonne trentaine de romans, une douzaine d’essais et autant de pièces de théâtre ; des adaptations pour la télévision comme Race de monde et L’Héritage, et des téléromans comme Montréal P.Q. et Bouscotte. Ce qui est considérable, puisque Victor-Lévy Beaulieu a plus de 20 ans quand paraît son premier ouvrage, un court essai sur Victor Hugo pour lequel il obtient le prix Larousse-Hachette (1967). En 1982, à l’âge de 37 ans, il reçoit coup sur coup le prix Ludger-Duvernay et le Prix Belgique-Canada pour l’ensemble de son œuvre. Au cours des 35 dernières années, Victor-Lévy Beaulieu a construit une œuvre imposante, qui touche à tous les genres et qui est, tant par son imaginaire que par sa langue, l’une des plus importantes de notre littérature. Une œuvre profondément liée à l’évolution culturelle du Québec des dernières décennies.
Pourtant, quand il était jeune, Victor-Lévy Beaulieu rêvait d’être biologiste et de consacrer sa vie à la recherche sur le cerveau. Même s’il ne l’est pas devenu, il continue néanmoins à nourrir ce penchant pour la science. Il s’intéresse à l’astronomie, à la découverte spatiale et au clonage. Il lit une bonne dizaine de livres de science par année. Des revues aussi. Il rappelle au passage qu’il était beaucoup question du cerveau dans Don Quichotte de la Démanche, roman paru en 1975 et pour lequel il a reçu, la même année, le Prix du Gouverneur général. Il regrette que la pédagogie d’aujourd’hui ne fasse pas plus de place à la science. Tout comme il trouve dommage « que la plupart des écrivains se sentent étrangers à cet univers-là et se trouvent ainsi à passer à côté de la société dans laquelle ils vivent ».
Cette orientation nettement humaniste n’est certes pas étrangère à la singularité de l’œuvre et à la philosophie qui la sous-tend. « Le rôle de l’écrivain comme intellectuel, dit-il, est de devancer l’histoire, de voir par ses propres recherches et par son intuition ce que le monde va devenir. » Il doit tenter de comprendre comment les grands courants du passé, sociaux, culturels et politiques, ont façonné nos sociétés. S’interroger sur le fait qu’elles n’avancent pas plus rapidement. Il lui faut être conscient du lien entre l’état de développement du cerveau humain et celui de nos sociétés. On verra là l’influence de celui qui fut son ami, Henri Laborit. En ce sens, Victor-Lévy Beaulieu reproche à la littérature de ne pas emmener le lecteur plus loin « que le simple réquisitoire de ce qui est finalement devenu nul et non avenu ».
Cette exploration passe d’abord et avant tout par le langage. Écrire pour lui, c’est aller plus loin que le langage courant, c’est construire. « Dans l’écriture, il y a la vision des choses, le regard, la critique. » Puis, citant Jean-Paul Sartre, il parle de l’écriture comme du matériau total. Dans une œuvre, tout est déterminé par l’écriture, par le langage. Ce n’est pas tant pour l’histoire qu’elle racontait, que pour le défi que représentait sa construction empruntée à celle de l’opéra et ses dialogues inspirés de l’alexandrin, que Montréal P.Q. demeure aujourd’hui encore, de toutes ses œuvres télévisuelles, la préférée de son auteur. Victor-Lévy Beaulieu s’élève contre tout moralisme au sujet de la langue. Ainsi, dira-t-il, « écrire c’est s’approprier ce que l’on trouve et le métier de l’écrivain, c’est d’en faire une musique, une sonorité qu’il soit impossible de retrouver ailleurs ». C’est donc d’abord et avant tout par le langage que se crée l’univers singulier de Victor-Lévy Beaulieu.
Par l’importance qu’elles accordent à sa région natale, le Bas-du-Fleuve, ses œuvres télévisuelles se situent dans la lignée des grandes séries du passé tout en apportant un renouveau et une dimension humaine qui n’avaient jamais été atteints. Elles retiennent jusqu’à deux millions de téléspectateurs chaque semaine. Elles lui ont valu de gagner trois fois le prix Gémeaux du meilleur texte pour L’Héritage, un prix Anik pour Montréal P.Q. et une fois de plus le prix Gémeaux du meilleur texte pour Bouscotte.
Depuis plus de trois décennies, Victor-Lévy Beaulieu met sa débordante énergie et son audace au service de la littérature d’ici et d’ailleurs, celle d’hier et d’aujourd’hui, ainsi qu’à leurs auteurs. Ses entretiens à la radio et ses essais ont guidé les amateurs de littérature dans l’œuvre et l’univers souvent complexes d’écrivains québécois ou canadiens comme Roger Lemelin, Gratien Gélinas, Yves Thériault, Jacques Ferron et Margaret Atwood. Il leur a aussi proposé une lecture personnelle, intelligente et passionnée d’auteurs américains comme Jack Kerouac et Herman Melville, de géants de la littérature internationale comme Victor Hugo, Voltaire et Léon Tolstoï.
Victor-Lévy Beaulieu a aussi été un éditeur audacieux et novateur. Aux Éditions du Jour, où il est directeur littéraire de 1969 à 1973, il crée la collection Répertoire québécois qu’il orientera vers la publication de textes anciens de notre patrimoine. Il fonde les Éditions de l’Aurore en 1973, les Éditions VLB en 1976 dont il cédera les droits en 1985 et, en 1995, les Éditions Trois-Pistoles. Il ne s’est pas contenté d’écrire. Il a choisi d’être aussi l’un des grands animateurs des lettres québécoises.
Et le théâtre ! En 1991, il reçoit le prix du meilleur texte de l’Association québécoise des critiques de théâtre pour La Maison cassée qui avait été créée l’été même au Caveau-Théâtre de Trois-Pistoles. L’année suivante, on y crée Sophie et Léon qui donne à voir un portrait de la Russie à travers la relation déchirante du couple Tolstoï. Et, en 1997, l’Académie québécoise du théâtre lui remet le Masque de la meilleure production en région pour La Guerre des clochers.
Ses essais littéraires sur Hugo, Tolstoï, Melville ou Ferron témoignent plus que tout de l’inassouvissable curiosité de l’écrivain, de son étonnante mémoire, de son ouverture et de son originalité. Lorsqu’il entreprend de visiter une œuvre, il lit tout, absolument tout, et plusieurs fois. Il ne prend aucune note ; l’écriture se fera de mémoire. Cette démarche s’inscrit en réaction à ces critiques qui opèrent « à partir de grilles d’analyse et qui écrivent comme s’ils n’avaient jamais eu de rapports véritables avec les auteurs dont ils parlent, comme s’ils faisaient de la vivisection ». Ce qui crée le plaisir et donne de l’importance à un livre, dira-t-il, c’est qu’il change quelque chose en nous. Et c’est la relation de son expérience au contact d’une œuvre et d’un auteur qui l’intéresse. Et la forme peut tout aussi bien mêler le récit autobiographique, la biographie, le journal intime, l’essai et la fiction. Réinvention du genre littéraire, selon Gaston Miron. Invention de la critique, selon Louis Hamelin. Pour les deux, les trois tomes de Monsieur Melville sont à ce titre exemplaires et tiennent du chef-d’œuvre.
Jeune, il était heureux sur une terre. Il serait peut-être cultivateur aujourd’hui si sa famille avec ses 13 enfants n’avait dû déménager de Saint-Jean-de-Dieu à Montréal quand il était adolescent. Faute d’argent, les grandes études lui ont été refusées. Puis, de 17 à 19 ans, c’est la polio qui le frappe avec toute l’appréhension que la maladie suscitait à l’époque quant à l’avenir des personnes atteintes. Malgré tout, Victor-Lévy Beaulieu a le sentiment d’être né sous une bonne étoile. « Et ça, dira-t-il, c’est important dans la vie, surtout pour la reconnaissance. » Et c’est à cette bonne étoile qu’il attribue la chance d’être revenu à Trois-Pistoles, d’y vivre de son métier d’écrivain – « les régions, c’est pas prévu pour ça » – et de pouvoir consacrer ses surplus d’énergie et de temps à l’animation culturelle et politique de sa région.