Une femme douce et déterminée, attentive aux moindres variations
de l’instant. Une photographe au regard précis et tendre posé sur
ce qui l’entoure. Une artiste du récit, articulant des visions
fugaces pour les transformer et les offrir aux regards des autres. Voilà Raymonde
April telle qu’elle apparaît dans la simplicité lumineuse
de son appartement du Plateau Mont-Royal.
Raymonde April est née à Moncton, au Nouveau-Brunswick, et a
grandi à Rivière-du-Loup, dans l’Est du Québec,
là où ses parents ont toujours vécu. « J’étais
une enfant sérieuse et tranquille. J’aimais lire, observer, rêvasser. » Dans
sa famille, on a le sens du récit. Ses parents aiment raconter. Ils
savent imaginer la réalité quotidienne. Sa mère est une
femme inventive, créatrice; son père, d’abord policier
puis directeur de la Sûreté municipale, aime la musique et profite
de ses patrouilles près du fleuve pour photographier la faune et le
paysage. Raymonde April sait intuitivement qu’elle est une artiste, mais
quand elle arrive à l’Université Laval, où elle
est inscrite en arts plastiques, elle ne sait pas encore quel sera son langage
privilégié.
« Ce n’est qu’une fois partie de la maison, avec de nouveaux
amis à Québec dans le Quartier Latin, que j’ai commencé à raconter, à décrire
et à inventer. J’ai adopté la photographie comme langage,
parce qu’elle était légère et d’opération
simple. Elle était le prolongement naturel de ma pensée. »
En 1973, la pratique photographique au Québec est essentiellement documentaire.
La photographie n’est pas enseignée comme un art mais plutôt
comme une technique. Le choix, inhabituel à l’époque, de
la photographie comme moyen de création procure à Raymonde April
une grande liberté. Les professeurs ne savent pas toujours comment intervenir
dans son travail, elle élabore donc seule sa pratique ; « … le
terrain que je choisissais ainsi n’était réclamé par
personne. […] J’y étais libre, sans maître, sans tradition,
dans un espace pour moi toute seule. »
Ses influences seront surtout cinématographiques et littéraires.
Lisez Marcel Proust, recommande-t-elle quelques années plus tard à ses élèves.
C’est ce qu’elle a fait avec patience et attention, fascinée
par le regard de l’écrivain sur le quotidien, par cette façon
d’observer, de décrire le connu et de le transformer par une écriture
profonde, ciselée et circulaire. Raymonde April a également été marquée
par les films de la Nouvelle Vague, le cinéma direct et les écrits
de Marguerite Duras et de Robert Musil.
Exploratrice du langage photographique, la jeune femme est entourée
d’artistes de toutes disciplines et, dès le début de sa
carrière, elle s’engage dans le partage d’expériences
avec ses pairs. Cofondatrice en 1978 de La Chambre blanche à Québec,
l’un des premiers centres d’artistes autogérés au
Canada, Raymonde April participe à un bouillonnement culturel multidisciplinaire
et collabore avec des écrivains, des vidéastes et des artistes
de la performance. Elle s’installe à Montréal en 1981.
Dès 1977, Raymonde April présente sa première exposition
individuelle à la galerie Powerhouse de Montréal, regroupant
des photographies dont plusieurs sont accompagnées de textes. Et depuis,
les productions se succèdent. Soulignons entre autres Voyage
dans le monde des choses, présentée au Musée d’art
contemporain de Montréal en 1986, qui sera suivie d’un nombre
impressionnant de présentations dans les galeries et les musées,
tant au Québec
qu’en Europe. Ainsi, elle expose à la Galerie René Blouin à Montréal, à la
House Gallery à Vancouver, à la Galerie Colbert de la Bibliothèque
nationale de Paris, au Musée Arthur Rimbaud de Charleville-Mézières,
ainsi qu’à Nice, à Barcelone et ailleurs en Europe. Sa
manière poétique, qui s’attache à mettre en scène
la part individuelle et intime de notre mémoire collective, lui vaut
d’être considérée parmi les grands artistes photographes
de notre époque. Ses œuvres ont été acquises
par les plus importantes institutions muséales : Musée des beaux-arts
de Montréal, Musée d’art contemporain de Montréal,
Banque d’œuvres d’art du Conseil des arts du Canada, Musée
canadien de la photographie contemporaine, Bibliothèque nationale
de Paris, Musée national des beaux-arts du Québec. Elle a également
bénéficié de nombreuses bourses du Conseil des arts
et des lettres du Québec et du Conseil des arts du Canada.
En 1998, le catalogue de son exposition Les Fleuves invisibles (1997) présentée
au Musée d’art de Joliette obtient un prix prestigieux, le George Wittenborn Memorial Book Award, décerné par la Art Librarians
Society of North America.
Les images de Raymonde April, en noir et blanc, à caractère autobiographique
et intimiste, réinterprètent et questionnent les genres artistiques
traditionnels du portrait, du paysage et de la nature morte. Qu’elle
photographie des personnages, des arbres ou des intérieurs, l’artiste
intègre tous ces genres en même temps, en privilégiant
une expérience d’ordre poétique. Comme le souligne si justement
la commissaire et auteure Nicole Gingras, Raymonde April « a su imposer
une esthétique reposant sur un équilibre sensible entre un regard
anthropologique documentaire et un angle profondément personnel ».
Elle est aussi reconnue pour son exploration des qualités picturales
et formelles de la photographie.
Attentive à tout ce qui fait le mouvement de la vie, la photographe
peaufine sans cesse sa capacité à construire, à déconstruire
et à refaire les récits. « Je m’adresse à l’intuition
des spectateurs, à leur intimité et à leur imagination.
Lorsque je groupe les images, cela s’apparente à l’écriture.
Je travaille l’espace entre les images autant que les images elles-mêmes. » Devant
ses œuvres, le spectateur, d’abord intrigué par l’apparente
simplicité de l’image, est bientôt happé par sa propre
mémoire, qui émerge d’un mouvement, d’une lumière.
Alors il refait pour lui-même le sens d’une histoire, la sienne.
Désireuse d’explorer une nouvelle forme de narration photographique,
Raymonde April réalise entre 1996 et 1999 un film pour lequel elle
utilise 517 photos inédites choisies dans son fonds photographique
accumulé depuis
1973. Tout embrasser est présenté en grande première
au Festival international du nouveau cinéma et des nouveaux médias
de Montréal en 2000.
À
compter de 1983, Raymonde April consacre une partie de son temps à l’enseignement
dans différentes universités et depuis 1995, elle occupe un poste
de professeur régulier à l’Université Concordia à Montréal,
au sein du plus important programme de photographie d’art au Canada.
Raymonde April est très appréciée de ses étudiants.
Elle les encourage à poursuivre leur recherche artistique, à l’envisager
comme une véritable quête intérieure et à assumer
leur responsabilité face à leur œuvre. Son influence se
fait sentir non seulement chez les photographes des nouvelles générations
mais aussi chez les jeunes artistes en arts visuels, car la photographe ne
cesse d’élargir son champ d’action.
Très active dans la communauté photographique, Raymonde April
fait partie de nombreux jurys et comités, prononce des conférences,
participe à des tables rondes et agit en tant que commissaire d’exposition.
La photographe, qui profite d’une année sabbatique pour se ressourcer,
occupera bientôt le studio du Québec à New York. Le prix
Paul-Émile-Borduas arrive donc pour elle à un moment charnière
de sa carrière et elle accueille cette haute distinction avec bonheur
puisqu’elle y voit à la fois la reconnaissance de son travail
et celle de la photographie comme art à part entière. Ce prix
l’encourage à passer à une autre étape et à emprunter
de nouveau un chemin plein d’inconnu. Élargissant le spectre
des langages abordés, utilisant les nouvelles technologies numériques,
la photo couleur, la vidéo, le son, poursuivant sa démarche
d’écriture,
Raymonde April continuera son travail rigoureux et novateur, profondément
consciente du pouvoir transformateur d’une œuvre qu’elle élabore
avec patience et amour.