Réjean Ducharme

L’homme dont la plume poète a joué avec les mots, allant même
jusqu’à inventer ceux qu’on avait oublié de créer pour
dire ce que l’on sent, là, au fond de son âme, a choisi de se fondre
dans la jungle urbaine plutôt que de jouer le jeu du vedettariat.

On ne connaît pas Réjean Ducharme, mais est-il nécessaire
de démasquer celui qui nous a donné certains des romans les plus
originaux de notre littérature, qui a offert sa plume au théâtre,
au grand écran et même à l’un de nos chansonniers ? Est-il
nécessaire de percer le mystère de cet homme pour qui, de toute
façon, le métier d’écrivain est un métier comme
un autre ? Ce qui importe, en fait, c’est de lire Ducharme, d’entrer dans son
univers parfois pessimiste, souvent poétique, mais toujours empreint
d’une grande sensibilité à l’égard de la nature humaine.

À travers les mots de Ducharme, à travers ses personnages qui
ont toujours le mal de vivre à fleur de peau, on pénètre
dans un univers romantique aux nuances passéistes. Ses héros sont
le plus souvent déchirés entre un besoin pressant d’amour et un
désir profond de s’exclure, de se refermer sur soi. Réjean Ducharme
leur fait jouer le jeu du refus, le jeu de la tendresse, le jeu de la violence.

L’écrivain leur prête un regard parfois envieux sur cette époque
bénie de l’enfance, quand il ne leur confie pas tout simplement le « 
je » de ses livres comme dans L’Avalée des avalés
(1966), son premier roman. À la fois cruels et attachants, les enfants
de Ducharme ont cette capacité de faire un pied de nez aux adultes en
leur montrant l’absurdité de leur propre vie. Leur lucidité les
pousse vers l’aliénation parce qu’ils savent que, quoiqu’ils fassent,
ils ne seront jamais à leur place. L’exclusion semble être la seule
solution. Et c’est peut-être dans L’Hiver de force (1973) que ce
refus du réel atteindra son paroxysme.

À travers la quête d’une certaine pureté, entre l’humour
noir et le cynisme, la critique sociale et la défense des gagne-petit,
Réjean Ducharme nous présente des grands enfants qui souffrent.
Il aura mis sur papier ces mots (ou ces maux, dirait-il) qui sont propres à
chacun de nous ; ces mots que l’on n’ose prononcer parce qu’ils font parfois
trop mal pour être vrais, des mots comme ceux qui ouvrent Va savoir
(1994) : « Il faut investir ailleurs, la vie, il n’y a pas d’avenir
là-dedans. »

Pierre Perrault

On dit de Pierre Perrault qu’il est venu au cinéma par la parole. Mais
on pourrait dire plus justement qu’il est parvenu au septième art par
l’oreille ! Avec ses mots justes et rares qui savent gagner la confiance de
l’autre, il a parcouru l’âme du pays. Certains diront qu’il s’agit d’un
inventaire. Mais, en donnant cette parole à ceux qui avaient toujours
cru devoir se taire, en écoutant sans interviewer, Pierre Perrault va
plus loin, jusqu’au tréfonds de l’âme d’un peuple qui cherche ses
racines, son identité.

L’Île-aux-Coudres prendra une place toute particulière dans son
œuvre. Trois films, Pour la suite du monde (1964), Le Règne
du jour
(1966) et Les Voitures d’eau (1968) naîtront de cette
rencontre fabuleuse avec un peuple vrai, en relation très forte avec
la nature. Puis, au moment où la ferveur nationaliste souffle sur le
Québec, Perrault vérifie où en est le pays avec Un pays
sans bon sens
(1970) et L’Acadie, l’Acadie ?!? (1971), deux films
qui abordent la lutte des peuples minoritaires pour préserver leur identité.

Pierre Perrault entreprend ensuite deux cycles, concurremment, l’un sur l’Abitibi,
l’autre sur les Amérindiens. Le premier interroge le passé et
le présent de l’Abitibi, fait le procès de la colonisation et
des promesses qu’elle a fait miroiter. Le deuxième cycle donne la parole
aux Amérindiens, « ceux qui étaient là avant nous,
mais qui ne sont pas nos ancêtres ». Avec eux il réalise
Le Goût de la farine (1977) et Le Pays de la terre sans arbre
(1980).

La quête de Perrault se poursuit et s’approfondit. Il monte encore plus
haut dans le Nord et établit « un dialogue avec les bœufs
musqués ». L’Oumigmag ou l’Objectif documentaire (1993),
qui donne lieu à un essai de 300 pages que le cinéaste considère
comme son testament cinématographique, et Cornouailles (1994)
montrent les grands espaces et cette bête un peu mythique – ou
lumineuse
, pour reprendre le titre d’un autre de ses films consacré
au grand rite de la chasse – qui, à travers les siècles,
a survécu à la froidure, à la faim et aux conditions extrêmes
du Grand Nord.

Pierre Perrault aura permis au Québec de se construire une mémoire,
cette mémoire essentielle à la définition de notre identité.
Son écriture filmique, qui a la finesse et la sensibilité propres
à rapprocher le cinéma, la poésie – qu’il a pratiquée
abondamment – et la culture populaire, a su redonner des racines et une voix
à un peuple dépossédé qui avait toutefois laissé
partout des traces de sa poésie. Perrault a suivi ces traces et nous
les a montrées pour que nous nous souvenions, créant ainsi un
pont entre la civilisation traditionnelle et le présent.

Carmen Gill-Casavant

Dixième d’une famille de onze enfants, Carmen Gill-Casavant a passé
la majeure partie de sa vie à Mashteuiatsh (Pointe-Bleue), une réserve
en bordure du lac Saint-Jean. La communauté qui l’a vue grandir se composait
de Montagnais, nomades pour la plupart qui, de saison en saison, arpentaient
la forêt. Entre ces périples, plusieurs rendaient visite à
la famille Gill, sédentaire, pour lui raconter leur épopée.
Dans cette demeure, une petite fille silencieuse et discrète boit avidement
les paroles des voyageurs. Elle deviendra la gardienne de cette mémoire.

Déjà, à l’adolescence, la jeune fille est sensible à
la manière dont les aînés utilisent les ressources de la
nature pour fabriquer les objets usuels. Puis, plus tard, quand elle se rend
compte qu’ils échangent ces trésors pour quelques dollars aux
touristes en mal d’exotisme, c’est une blessure qu’elle ressent au fond d’elle-même.
C’est alors que germe lentement l’idée d’un musée. Avant que le
projet voie le jour cependant, Carmen Gill deviendra madame Gill-Casavant, séjournera
aux États-Unis et donnera naissance à trois enfants. Puis, elle
revient chez elle, à Mashteuiatsh, et entreprend ce qui va devenir l’œuvre
de sa vie.

Son rêve se concrétise en 1977 : le musée amérindien
de Pointe-Bleue lève le voile sur la culture de son peuple. Carmen Gill-Casavant
lui a donné une âme, un cœur, une chaleur, une personnalité
que l’on ne retrouve nulle part ailleurs. À plusieurs égards,
c’est la notion de muséologie elle-même qu’elle modifie en imposant,
avec tact et détermination, sa vision du patrimoine et de son rôle
dans le développement culturel du Québec.

Pour Carmen Gill-Casavant, le patrimoine ce n’est pas uniquement des objets
exposés en vitrine. C’est une matière qui bat. Et ici, ce sont
principalement les aînés les véritables détenteurs
d’un immense patrimoine vivant et les éducateurs des générations
montantes qui sont les monuments. « Les Amérindiens ont une culture
très profonde. Ils s’expriment à leur manière. Vous savez,
on n’a pas toujours à portée de la main un pinceau ou une toile
; chez nous, ce sont les pierres, l’écorce, le bois qui servent de médium
 », fait-elle remarquer.

Si, aujourd’hui, les Amérindiens occupent une place importante dans
la muséologie, si les musées se préoccupent de plus en
plus de leur patrimoine, c’est grâce au travail exceptionnel de Carmen
Gill-Casavant. Elle a été à plusieurs égards une
visionnaire et son engagement aura contribué à stimuler le développement
culturel des peuples autochtones.

Armand Vaillancourt

On ne saurait présenter l’œuvre d’Armand Vaillancourt sous le seul
angle de la manifestation artistique ou esthétique car on ne saurait
parler de l’œuvre sans parler de l’homme. Ils forment un tout indissociable.

Dès sa première création, L’Arbre de la rue Durocher
(1953-1955), Vaillancourt fait éclater les normes de la sculpture et
des arts de son époque. Quelques jours après avoir donné
les premiers coups de hache et de ciseau sur le fameux arbre, il était
déjà un personnage légendaire. Dès lors, il défendra
ses convictions avec fougue. Avec Vaillancourt, aucun geste n’est gratuit. C’est
l’homme de l’engagement qui provoque pour soutenir les causes qu’il embrasse.

En 1951, Vaillancourt entre à l’École des beaux-arts de Montréal.
Il cherche sa voie, observe le travail des autres tout en voulant se distinguer.
En pétrissant la glaise, il découvre sa passion pour la sculpture.
Mais les murs, les matériaux sont trop étroits pour son épanouissement.
Il sort de l’École et transporte l’art dans la rue.

Avec L’Arbre de la rue Durocher s’ouvre pour Armand Vaillancourt une
période intense de production pendant laquelle le bois, le feu et l’eau
lui servent de médiums pour exprimer ses convictions. De 1958 à
1969, il remporte une quinzaine de prix au Québec, au Canada et aux États-Unis.
Pionnier de l’affirmation artistique québécoise, il réalise
des créations marquantes, non seulement parce qu’elles dégagent
une liberté formelle, mais en même temps parce qu’elles fixent
le contexte qui les a fait naître.

Armand Vaillancourt a parsemé un peu partout des œuvres monumentales.
On pense ici, entre autres, au monument contre la guerre à Chicoutimi
(1959), à L’Humain, une sculpture commandée par l’École
des arts et métiers d’Asbestos (1963), à Justice !, sculpture-fontaine
contre l’apartheid, au Palais de justice de Québec (1980), à El
Clamor
, monument en hommage aux peuples latino-américains à
Santo Domingo, en République dominicaine (1985), sans oublier, bien sûr,
la sculpture-fontaine pour l’Embarcadero Plaza de San Francisco (1967-1971),
qui permet d’ailleurs à l’œuvre de Vaillancourt de franchir nos
frontières.

Son engagement social et politique n’a jamais cessé de croître
et de s’exprimer. Intimement lié aux revendications de tous ceux et celles
qui croient à la liberté, Armand Vaillancourt puise dans ces valeurs
l’inspiration qui nourrit son œuvre : une œuvre qui interpelle, qui
dénonce et qui sort des sentiers battus.

Brenda Milner

Pour certains, Brenda Milner est à la mémoire ce qu’étaient
Pasteur à la bactériologie et Watson et Crick à la biologie
moléculaire. La communauté scientifique internationale salue d’ailleurs
en elle l’une des fondatrices de la neuropsychologie, cette nouvelle science
qui associe les sciences du comportement à la neurologie. Ses découvertes,
fondamentales, sont mention obligatoire dans tout ouvrage ou article de synthèse
sur la mémoire.

Les fruits du « hasard »

« Mes découvertes et même mes choix de carrière sont
en grande partie dus au hasard », raconte Brenda Milner. Ceux qui suivent
sa carrière, qui se déroule depuis plus de 50 ans à l’Institut
neurologique de Montréal (INM), préfèrent parler d’intuitions
remarquables et d’un sens aigu des questions importantes.

À 18 ans, Brenda Milner entre à l’Université de Cambridge
où, après une brève incursion en mathématiques,
elle bifurque vers la psychologie expérimentale. En 1944, elle s’engage
à titre de professeure-chercheuse à l’Université de Montréal.
Cinq années plus tard, elle entreprend un doctorat en psychophysiologie
à l’Université McGill, sous la direction de Donald Hebb, devenu
célèbre en établissant les premiers liens entre le fonctionnement
du cerveau et certains phénomènes psychologiques. Brenda Milner
récolte alors les premiers fruits du « hasard » en bénéficiant
de la promesse faite à Donald Hebb par Wilder Penfield, fondateur de
l’Institut neurologique de Montréal, soit de permettre à l’un
de ses étudiants de faire de la recherche auprès des patients
de l’Institut.

« Le docteur Penfield travaillait dans un champ tout à fait nouveau,
et c’était très stimulant. J’ai tout de suite été
passionnée par le travail d’équipe et par le contact avec les
malades. Mon talent a été de détecter les petites choses
utiles à étudier dans le comportement », explique Brenda
Milner. Peu après son arrivée à l’Institut, elle découvre
beaucoup plus que des « petites choses ». Elle suit deux patients
du docteur Penfield qui, contre toute attente, sont frappés d’amnésie
antérograde (impossibilité d’emmagasiner des faits nouveaux) après
avoir subi une intervention de routine pour enrayer leur épilepsie. Brenda
Milner en soupçonne déjà la cause. Dans les deux cas, un
seul des deux lobes temporaux a été touché lors de l’intervention.
Si l’hémisphère intact ne peut prendre la relève, c’est
qu’il doit également être endommagé sans qu’on le sache.
Cette première découverte (1954) permet de démontrer l’importance
de l’hippocampe, situé dans les lobes temporaux, pour la mémorisation
des faits nouveaux et des expériences vécues.

En 1955, la rencontre avec son plus célèbre patient, H. M., que
Brenda Milner suivra pendant une trentaine d’années, confirme ses premières
observations. Opéré pour une épilepsie grave par un chirurgien
du Connecticut, H. M. se fait enlever le noyau amygdalien ainsi que la partie
antérieure de l’hippocampe et du gyrus parahippocampique dans chaque
hémisphère du cerveau. Il souffre alors d’une profonde amnésie
antérograde. Les examens auxquels Brenda Milner le soumet permettent
d’établir de façon très précise le rôle de
la région hippocampique. Elle constate que la mémoire immédiate
de H. M. est intacte, puisqu’il retient facilement une courte série de
chiffres pour une période d’environ quinze minutes, si l’on ne détourne
pas son attention. Elle observe également que si, d’une fois à
l’autre, H. M. ne se souvient pas d’avoir passé certains tests sensorimoteurs,
il les exécute pourtant de mieux en mieux. Elle démontre ainsi
que la mémoire des faits et celle des habiletés sensorimotrices
sont représentées par des systèmes nerveux différents
dans le cerveau. Le docteur Penfield et ses collègues neurologues seront
désormais convaincus de l’utilité de la psychologie expérimentale
et de ses applications cliniques. Comme le souligne Brenda Milner, « auparavant,
même à l’Institut neurologique de Montréal, notre travail
était peu considéré et nous devions faire nos recherches
sans trop déranger… » Commence alors une cartographie du cerveau
qui se révélera vite fort précieuse pour les neurochirurgiens.

Une neuropsychologue reconnue

Poursuivant ses travaux avec d’autres chercheurs, Brenda Milner met au point
une série de tests à l’intention des personnes devant subir une
intervention majeure au cerveau. Elle adapte à l’étude de la mémoire
le test du professeur Wada qui consiste à injecter du sodium amobarbital
dans la carotide pour interrompre momentanément l’activité d’un
hémisphère et étudier le fonctionnement du second. Ces
tests permettent de latéraliser, pour chaque personne, le siège
des fonctions importantes, ce qui minimise les risques de perte de la parole
et de la mémoire.

Fondatrice du Département de psychologie de l’Institut neurologique
de Montréal et professeure titulaire au Département de neurologie
et de neurochirurgie de l’Université McGill depuis 1970, Brenda Milner
demeure la neuropsychologue la plus connue et la plus respectée. Au cours
des 50 dernières années, ses travaux ont eu une influence prépondérante
sur le développement des connaissances sur la mémoire, en particulier
les fonctions du lobe temporal et du lobe frontal. La longue liste de prix et
de distinctions à son actif, qui compte pas moins de quinze diplômes
honoris causa, reflète la reconnaissance sans borne que lui témoigne
le milieu scientifique partout dans le monde.

À 83 ans, Brenda Milner ralentit à peine son rythme. Au travail
six jours sur sept, quand elle ne donne pas de conférences en Europe
ou aux États-Unis, elle prépare sa prochaine publication, supervise
le travail des étudiants de troisième cycle et dirige des expériences
sur les mécanismes de la mémoire du langage chez des sujets sains.
La scientifique s’intéresse notamment à la région médiane
du lobe temporal droit qui, d’après des études de comportement
chez des patients ayant subi une opération au cerveau pour enrayer l’épilepsie
et des études de neuro-images fonctionnelles chez des volontaires normaux,
jouerait un rôle critique dans la mémoire de la localisation des
objets dans l’environnement.

Brenda Milner se plaît à évoluer au sein d’une équipe
interdisciplinaire : « J’espère que les personnes qui travaillent
dans un tel esprit acquerront une vision plus globale que les chercheurs de
ma génération. »

Gérard Bouchard

La reconstitution des dynamiques collectives

Parmi les chercheurs ayant le plus contribué au développement
des sciences humaines au Québec, Gérard Bouchard occupe une place
de premier plan. La portée de ses interrogations et la valeur de sa contribution
à l’établissement de nouveaux outils de recherche sont reconnues
au pays comme à l’étranger. Ainsi, le généticien
français Albert Jacquard affirme que « sa capacité à
dominer les avancées conceptuelles, tout en gardant le souci du service
à rendre aux hommes, fait de lui un modèle de chercheur en sciences
humaines ».

Dès le début de sa carrière, Gérard Bouchard fait
le choix exigeant de la pluridisciplinarité. Sa conception du travail
de chercheur est basée sur la conviction que, pour bien circonscrire
un trait ou un comportement, il convient de reconstituer la dynamique collective
dont il procède. Aux fins de ses recherches sur les populations, menées
depuis plus de 30 ans, il tente d’intégrer à sa pratique des méthodes
issues de diverses disciplines. Fort de sa formation de sociologue et d’historien,
il n’hésite pas à explorer les champs de la démographie,
de l’ethnologie, de la génétique des populations, de la biochimie,
de l’épidémiologie, de l’informatique et du droit.

Natif de Jonquière, au Saguenay, Gérard Bouchard étudie
la sociologie à l’Université Laval, où il travaille avec
Leon Dion et Fernand Dumont. En 1968, après une maîtrise
en sociologie, il décide de faire un doctorat en histoire à l’Université
de Paris. Sa thèse, intitulée Le village immobile. Sennely-en-Sologne
(1972), lui attire un article élogieux dans Le Nouvel Observateur
qui souligne notamment la clarté du propos et le caractère novateur
de l’approche proposée.

Une expertise unique sur les populations

Gérard Bouchard revient au Québec en 1971 avec l’intention d’utiliser
tous les moyens techniques et méthodologiques à la disposition
des chercheurs, sans égard aux frontières maintenues entre les
disciplines. Il entreprend la construction d’un fichier informatisé sur
la population saguenayenne et fonde ensuite la Société interuniversitaire
de recherches sur les populations (SOREP), qui deviendra, en 1993, l’Institut
interuniversitaire de recherches sur les populations (IREP). Lorsqu’il en quitte
la direction en 1998, l’IREP repose sur une entente de coopération entre
sept universités québécoises et regroupe plus de 150 personnes,
dont 50 chercheurs. Outre le développement et la gestion des banques
de données, les travaux menés à l’Institut sont alors répartis
en trois volets : génétique humaine, dynamiques culturelles, ainsi
que famille, économie et société.

Bâti d’après les renseignements que renferment les actes de l’état
civil qui ponctuent les principaux événements de la vie des populations,
ce fichier informatisé, achevé en 1986, permet d’établir
les histoires individuelles et familiales, ainsi que les généalogies.
À cet égard, les administrateurs de l’IREP assurent la confidentialité
des données du fichier par un système de protection conçu
et mis à jour sous la supervision de juristes de l’Université
Laval et de l’Université de Montréal.

Après avoir évalué le potentiel du fichier sur la population
du Saguenay, Gérard Bouchard juge nécessaire d’en étendre
les possibilités à l’ensemble de la population du Québec.
Il lance donc en 1988 la construction du fichier BALSAC qui doit englober un
jour l’ensemble de la population du Québec, du XVIIe au XXe siècle.
Ce nouveau fichier constitue à vrai dire une entreprise gigantesque,
puisqu’il s’agit d’informatiser et de traiter plus de 5 millions de documents.
En outre, il permet d’effectuer des analyses comparatives avec des populations
qui ont évolué dans des conditions semblables. Les résultats
de certaines de ces études, parfois inattendus, démentent bon
nombre de stéréotypes sur les caractéristiques de la population
québécoise.

De nouveaux concepts en matière de génétique
des populations

Les thèmes de recherche de Gérard Bouchard sont variés
: économie rurale, reproduction familiale, comportements démographiques,
idéologies, dynamiques culturelles, nation et pluriethnicité,
imaginaires collectifs, classes et mobilité sociales, évolution
de l’historiographie. Il compte à son actif 22 ouvrages rédigés
en majorité en collaboration avec d’autres chercheurs ou sous sa direction,
dont Histoire d’un génome, premier ouvrage québécois
portant sur la génétique des populations et l’épidémiologie
génétique. Depuis quelques années, il travaille également
sur les collectivités neuves ou cultures fondatrices étudiées
dans une perspective comparée.

Certains des concepts élaborés par Gérard Bouchard, grâce
à l’exploitation des fichiers de population, sont mondialement diffusés.
Comme sociologue et historien, il innove grandement lorsqu’il s’intéresse
à la signification sociale et culturelle des données démographiques.
Gérard Bouchard se démarque notamment par ses efforts de modélisation
en adaptant aux sciences humaines le mode de fonctionnement et certains éléments
de méthodologie des sciences naturelles et médicales.

Lionel Boulet

À Varennes, dans la banlieue sud-est de Montréal, trois immenses
bâtiments sont visibles à une dizaine de kilomètres à
la ronde. Il s’agit des laboratoires de l’Institut de recherche en électricité
du Québec (IREQ) d’Hydro-Québec, dont la taille est à la
mesure de l’envergure de l’institution. Dans le domaine de la recherche sur
l’énergie, l’IREQ jouit d’une renommée internationale. On peut,
sans exagérer, en attribuer l’existence à la vision et à
la ténacité d’un homme : Lionel Boulet. Ce dernier a conçu
l’IREQ dans ses moindres détails et il en a assuré l’essor, à
titre de directeur, pendant quinze ans.

Un scientifique dans l’âme

Né à Québec en 1919, passionné de sciences, Lionel
Boulet renonce aux carrières prestigieuses de l’époque, la médecine
et le droit, pour s’orienter en 1938 vers des études de génie
électrique. « Je croyais à l’importance des sciences appliquées,
explique-t-il, et je trouvais que les Canadiens français n’y étaient
pas assez présents. » Après l’obtention de son diplôme,
il travaille comme ingénieur pour la compagnie RCA Victor, à Montréal,
où il met au point le premier train d’atterrissage automatique. En 1947,
alors que les diplômes supérieurs en sciences appliquées
se comptent sur les doigts de la main au Québec, il termine une maîtrise
en génie électrique à l’Université de l’Illinois,
l’une des plus prestigieuses écoles dans ce domaine en Amérique
du Nord. « Il faut s’ouvrir l’esprit, poursuit Lionel Boulet, voir ce
qui se fait ailleurs pour être capable de s’y mesurer. » Lorsqu’il
termine ses études, l’Université de l’Illinois lui offre un poste
et quatre fois le salaire d’un professeur de l’Université Laval, mais
il « préfère revenir faire quelque chose pour le Québec
 ».

Les projets que Lionel Boulet entreprend dès son retour marquent encore
de nos jours les sciences appliquées au Québec. Il devient « 
assistant-professeur » de génie électrique à l’Université
Laval en 1948. Plus tard, à la tête du Département de génie
électrique de la même université, il en développe
les études supérieures. Aujourd’hui, le Département accueille
annuellement plus de 150 étudiants de deuxième et de troisième
cycle. Puis, au début des années 60, il s’attaque à la
création de l’IREQ.

La naissance de l’IREQ

Avant que son rêve prenne forme, Lionel Boulet doit toutefois travailler
d’arrache-pied pendant une décennie pour le « vendre » aux
gouvernements et aux hautes instances d’Hydro-Québec. Dans un Québec
sans grande tradition de recherche en physique, fonder un tel centre semble
presque utopique. Cependant, la carrière de Lionel Boulet se déroule,
depuis plusieurs années déjà, sous le signe de l’avant-gardisme.
« Dès 1955, j’étais convaincu de l’importance de doter le
Québec d’un centre de recherche sur l’énergie », déclare
Lionel Boulet. Voyant déjà poindre à l’horizon les grands
projets hydroélectriques, il met le doigt sur une lacune : le manque
de chercheurs dans ce qui deviendra au Québec un domaine de premier plan.
« Lionel Boulet voulait que nous soyons parmi les meilleurs au monde en
ce qui concerne notre principale ressource. Pour cela, il fallait que le Québec
ait un centre où l’on puisse à la fois faire de la recherche de
calibre international et démontrer le potentiel du génie québécois.
Il a véritablement ouvert une fenêtre sur le monde », explique
Ashok Vijh, l’un des premiers scientifiques engagés par l’IREQ et lauréat
du prix Marie-Victorin en 1998.

Le projet de l’IREQ est accepté en 1965, l’Institut voit officiellement
le jour en 1967 et loge dans ses locaux actuels depuis 1970. Au total, 18 des
24 chercheurs de la première équipe viennent de l’extérieur
du pays. La plupart d’entre eux sont personnellement recrutés par Lionel
Boulet lors de ses voyages de reconnaissance. Afin de bien les intégrer
à la collectivité québécoise, il organise d’ailleurs
à leur intention des stages d’immersion en langue française. L’ingénieur
fait également sa marque comme responsable du développement des
programmes de recherche de l’IREQ, nageant souvent à contre-courant des
préjugés. Entre autres exemples, il entreprend des recherches
sur le courant continu, peu exploité à l’époque, mais qui
depuis lors s’est avéré très utile au transport de l’électricité
sur les lignes à haute tension. À partir de 1987, le Tokamak (réacteur
à fusion nucléaire) assure au Québec une participation
au réseau mondial de recherche sur cette source d’énergie, dans
lequel chaque équipe occupe un créneau unique.

Un héritage imposant

La fenêtre ouverte par Lionel Boulet n’a depuis lors cessé d’être
source d’un vent nouveau. Les quelque 300 chercheurs de l’IREQ publient dans
les plus prestigieux périodiques internationaux et présentent
leurs travaux dans les colloques et les congrès du monde entier. Leur
savoir-faire a servi à implanter des laboratoires à l’étranger,
notamment au Mexique, au Brésil et en Algérie. L’IREQ s’acquitte
de contrats non seulement pour Hydro-Québec, mais pour bon nombre de
manufacturiers d’ici et d’ailleurs. La recherche fondamentale continue néanmoins
de cohabiter avec la recherche appliquée, à côté
de laboratoires qui peuvent reproduire « concrètement » tous
les domaines tels que la chimie des matériaux et les nouvelles sources
d’énergie comme l’hydrogène ou la fusion nucléaire. Grâce,
notamment, à des ententes de collaboration avec les départements
de génie de plusieurs universités, l’IREQ est devenu une véritable
pépinière de chercheurs québécois.

Après son départ de l’IREQ en 1982, Lionel Boulet occupe divers
postes, dont celui de vice-président à la technologie et aux affaires
internationales, à Hydro-Québec, de conseiller au président
d’Hydro-Québec et de directeur intérimaire de l’Institut Armand-Frappier,
autre institution d’envergure créée par un précurseur.

Premier lauréat du prix Armand-Frappier en 1993, Lionel Boulet a été
décoré, à titre posthume, de l’Ordre national du Québec,
en juin 1996. Son décès, le 1er mai 1996, attriste particulièrement
les scientifiques et les ingénieurs québécois. Ceux-ci
se souviendront du fondateur de l’IREQ comme d’un bâtisseur de la recherche
moderne au Québec, d’un pionnier dans le domaine de l’ingénierie
électrique et d’un créateur d’institutions scientifiques. « 
Non seulement Lionel Boulet nous a taillé une place importante sur la
scène internationale de la recherche, résume Ashok Vijh, mais
il a démontré de façon éclatante qu’il n’y a aucune
contradiction entre la recherche et la rentabilité. L’IREQ ne cesse de
prouver que les applications de demain se trouvent dans la recherche fondamentale
d’aujourd’hui. »

Monique Mercure

Monique Mercure se décrit comme une comédienne autodidacte. Son
engagement au théâtre, à la télévision et
au cinéma est la conséquence d’un tournant qui s’est imposé
dans une vie professionnelle qui s’oriente d’abord vers la musique. Elle devait
être violoncelliste. C’est là que la menaient tout naturellement
des études supérieures en musique ainsi qu’un milieu familial
grandement avide de culture et de connaissances. Mais malgré un talent
évident pour la musique, très jeune, elle se sent attirée
par le théâtre.

D’abord membre du groupe de théâtre amateur du Collège
Saint-Laurent, Monique Mercure poursuit sa formation chez Jacques Lecoq, puis
au Montreal Drama Studio. C’est sur cette base qu’émergera une carrière
qui se continue depuis de façon soutenue, autant en anglais qu’en français.
À partir de cet apprentissage, Monique Mercure s’est fait une opinion
bien personnelle du travail de comédienne. Le théâtre représente
pour elle une sorte de libération. Elle aborde les personnages, d’abord
de façon instinctive, puis plus rationnellement, en les observant, en
apprenant à les connaître.

À travers le jeu, c’est chacune des facettes de la propre personnalité
de l’artiste qui s’exprime, et c’est de cette façon que celle-ci réussit
à faire aimer les personnages qu’elle incarne, si indignes soient-ils
parfois, en faisant comprendre au public leurs faiblesses, leurs contradictions.
Sa poignante Albertine de 70 ans de la pièce Albertine en cinq temps
de Michel Tremblay, qu’elle a incarnée au théâtre et à
la télévision à la fin des années quatre-vingt-dix,
atteint un sommet d’interprétation. Elle avait auparavant marqué
de son jeu intense plusieurs séries télévisées.

Côté cinéma, Monique Mercure est la seule Québécoise
à ce jour à avoir reçu un prix d’interprétation
féminine au Festival de Cannes (1977) pour son rôle dans J.A.
Martin photographe
, film de Jean Beaudin. Plus récemment, elle était
de la distribution du Violon rouge de François Girard. Elle a
tourné, entre autres, avec Claude Jutra, Yves Simoneau, Robert Altman
et Claude Chabrol.

« On ne se fait jamais seul », souligne Monique Mercure. « Sur
notre chemin, il y a aussi des rencontres magiques. » On peut imaginer
que pendant la dernière décennie où elle a été
directrice générale et directrice artistique de l’École
nationale de théâtre, elle a représenté pour un bon
nombre d’étudiants une de ces rencontres magiques qui leur a ouvert tout
grand l’univers du théâtre et de la culture.

Gilles Hénault

Par son engagement social, sa sensibilité et sa rigueur intellectuelle,
Gilles Hénault a enrichi notre littérature d’une recherche
éthique et esthétique qui traduit sa volonté profonde de
renouvellement.

De son parcours littéraire, on a vu naître un nouveau langage,
celui de l’humour, de la raison et de l’imaginaire. Avec Gilles
Hénault, le vocabulaire se métamorphose et de nouveaux rapports
avec la culture, la nature et la société s’établissent.
Signaux pour les voyants (1972), une rétrospective de ses poèmes
de 1941 à 1962, donne la mesure de cette exploration audacieuse du langage
poétique. Ces poèmes et ceux que contiennent les deux recueils
publiés plus tard, À l’inconnue nue (1984) et À
l’écoute de l’Écoumène
(1991), font une
part égale à l’imaginaire et à la réflexion,
au rêve et à la réalité.

L’œuvre de Gilles Hénault porte en elle les préoccupations
de notre temps. Inspirée d’abord par les surréalistes, qui
l’atteignaient par leur volonté de changement et par les nouvelles
images et associations de mots qu’ils proposaient, elle questionne, dénonce
l’exploitation et annonce le changement par la libération de la
parole. Et pour que cette parole justement puisse s’exprimer, Hénault
participe à la fondation de diverses revues : Les Cahiers de la file
indienne
, d’abord, Liberté puis Possibles.

Gilles Hénault fait partie des intellectuels de la première
heure, intimement liés aux artistes de l’avant-garde et aux bouleversements
sociaux des années cinquante. Il aurait pu se limiter à défendre
ses idées par l’écriture, avec prudence, pour éviter
de froisser l’élite politico-cléricale de l’époque.
Il a choisi l’action, demeurant fidèle aux valeurs marxistes qu’il
endossait, un choix qui n’est pas sans lien avec ses origines modestes
où, très tôt, il fut confronté à l’injustice
sociale. C’est à l’intérieur d’organisations
syndicales que son engagement se concrétise. Mais son militantisme dérange
et Hénault doit s’exiler à Sudbury où, entre 1952
et 1956, il se met au service du syndicat des mineurs. À son retour au
Québec, il travaille à La Presse et au Devoir
; il est nommé plus tard directeur du Musée d’art contemporain.

Homme d’une grande discrétion, Gilles Hénault n’en
a pas moins marqué notre société en l’incitant à
explorer de nouvelles avenues par ses mots, ses paroles et ses actions.

Francis Mankiewicz

Homme profondément sensible et intègre, Francis Mankiewicz a
donné de beaux, de très beaux moments au cinéma québécois.
Le thème de l’enfance traverse son œuvre et la recherche d’un idéal
familial en constitue en quelque sorte la trame.

Francis Mankiewicz étudie d’abord la géologie avant de séjourner
deux ans en Angleterre à la London School of Film Technique. C’est là
qu’il apprend à manier la caméra selon les règles de l’art.
À son retour, il réalise son premier film d’auteur, Le Temps
d’une chasse
(1972), grâce à un programme de l’Office national
du film permettant aux jeunes cinéastes de réaliser leur première
œuvre. Couronné par trois prix au Palmarès du film canadien,
primé aussi au Festival de Venise et présenté aux festivals
de Cannes, de Barcelone, d’Atlanta et de Georgie, ce premier film ne passe pas
inaperçu.

Impressionné à la fois par l’œuvre et par son auteur, le
romancier Réjean Ducharme provoque ce qui va devenir une rencontre exceptionnelle
pour lui et le jeune cinéaste. Rencontre exceptionnelle à plus
d’un titre puisqu’elle va donner naissance à l’un des chefs-d’œuvre
du cinéma québécois, Les Bons Débarras (1980).
Huit prix Génie, un prix au Festival mondial de cinéma de Chicago
et différentes mentions viendront confirmer ce succès. La collaboration
entre Ducharme et Mankiewicz se poursuit avec Les Beaux Souvenirs (1981),
peut-être moins apprécié de la critique, mais témoignant
toujours de la grande maîtrise du cinéaste.

Après Les Portes tournantes (1988) qui donne à Mankiewicz
son premier grand succès auprès du public québécois,
le cinéaste ne peut se résoudre aux compromis que dicte le cinéma
commercial et constate qu’il y a de moins en moins de place pour le cinéma
d’auteur au Québec. Alors il s’exile à Toronto où il réalise
deux mini-séries télévisées pour le compte de la
CBC, Love and Hate (1989) et Conspiracy of Silence (1990), tout
en espérant des jours meilleurs pour le cinéma québécois
de qualité.

On ne saura jamais, en raison de sa mort prématurée, jusqu’à
quel sommet Francis Mankiewicz aurait porté son œuvre. Heureusement,
celle-ci reste gravée dans la mémoire des cinéphiles qui
ont découvert, grâce à son intuition, à ses qualités
exceptionnelles de cinéaste et à son grand respect des autres,
de grandes comédiennes comme Marie Tifo, Charlotte Laurier et Monique
Spaziani.

Dan S. Hanganu

Prendre la mesure de l’œuvre de Dan S. Hanganu, c’est entrer dans un monde
où logique, humour et subtilité se côtoient dans un ensemble
cohérent. L’architecte, qui préfère le rationnel et l’éthique
à l’ornementation postiche, a acquis un véritable sens intuitif
des possibilités des matériaux auxquels il donne une symbolique
empreinte de poésie. Hanganu conçoit des bâtiments qui ont
du caractère en raison de leur volumétrie, de leur agencement
et des matériaux qu’il met en valeur. Ce sont des œuvres à
l’image de leur auteur, humaines et qui ne laissent pas indifférent.

Dan S. Hanganu obtient un diplôme d’architecture de l’Université
de Bucarest en 1961 et acquiert sa première expérience professionnelle
dans son pays d’origine. Il arrive au Canada en 1970 et travaille jusqu’en 1979
à titre de chargé de design dans différents bureaux de
Montréal et de Toronto. Puis, il ouvre son propre atelier et commence
sa véritable carrière d’architecte. Ses premiers travaux portent
sur un des défis les plus exigeants de sa discipline, le logement. « La
base de l’architecture, c’est l’habitation. La maison est en quelque sorte le
berceau de l’architecture, sa première raison d’être. »

Ses toutes premières réalisations traduisent une grande sensibilité,
l’espace et la lumière se conjuguant pour créer un cadre de vie
harmonieux. Hanganu redéfinit la maison de banlieue, tant sous l’aspect
intérieur du bâtiment que sous celui du groupement. L’originalité
de son approche se confirme avec les maisons qu’il construit sur la rue de Gaspé
à Montréal et avec les habitations Crémazie.

L’œuvre de Dan S. Hanganu est extrêmement diversifiée, allant
de la façade de la rue de la Montagne, à l’immeuble de Val-de-l’Anse
de l’Île-des-Sœurs, à Pointe-à-Callière, musée
d’archéologie et d’histoire de Montréal, au complexe Chaussegros-de-Léry,
au Théâtre du Nouveau Monde et à l’église abbatiale
de Saint-Benoît-du-Lac.

Architecte et humaniste, Dan S. Hanganu n’a pas choisi la voie la plus facile.
Il a apporté une conception de l’architecture où le créateur
est omniprésent, dans la structure, dans le choix des matériaux,
dans l’insertion de la bâtisse dans son environnement, dans le mobilier
; bref, il est question de design total. Cette pratique ne fait pas l’unanimité
et pour atteindre cet idéal, il faut la maîtrise absolue des techniques
de construction, l’énergie du combattant, l’imagination fertile du créateur
et la force de faire face aux périodes de doute. Les réalisations
de Dan S. Hanganu, qu’elles soient au Canada, en Suisse, au Maroc ou dans l’ex-Union
soviétique, témoignent éloquemment que cet idéal
est à sa portée.

Charles-Philippe Leblond

La carrière de Charles Philippe Leblond n’est pas seulement remarquable,
elle est extraordinaire!

Yves Clermont et Normand Nadler, professeurs, Université McGill.

« En tant que pionnier de la biologie cellulaire, Charles Philippe Leblond
a fait des découvertes qui s’inscrivent dans les connaissances de base
en matière de biologie, dans ce savoir que l’on enseigne dans les écoles
et les collèges partout dans le monde. »
Georges Palade, médecin, prix Nobel de médecine, 1974.

« Mon métier, c’est l’histologie, l’étude au microscope
des cellules, des organes et des tissus », résume simplement Charles
Philippe Leblond. Par ses recherches, cet artisan d’une « révolution
scientifique » arrive à démontrer que certaines cellules
et les composants de toutes cellules, loin d’être stables durant toute
leur vie, comme on l’a longtemps cru, se renouvellent constamment et rapidement.

Des découvertes révolutionnaires

On doit au docteur Leblond la mise au point de techniques, au cours des 50
dernières années, qui seront déterminantes pour l’évolution
des sciences anatomiques. Sa contribution la plus remarquable à la science
est sans doute la radioautographie (aussi nommée autoradiographie), une
technique combinant la photographie, la microscopie et le mariage des tissus
et des cellules par des éléments radioactifs. Instrument d’innombrables
découvertes, la radioautographie révolutionne la biologie cellulaire
en permettant aux chercheurs du monde entier de visualiser et de mesurer rigoureusement
cette dynamique cellulaire que l’histologie traditionnelle n’avait pas soupçonnée.

Partout dans le monde, les pairs du docteur Leblond lui sont reconnaissants
d’ouvrir des horizons imprévus et de susciter un intérêt
renouvelé pour l’anatomie microscopique ainsi que pour l’étude
de la biologie. Ses propres recherches, trop nombreuses pour les citer toutes,
permettent notamment d’élucider comment la glande thyroïde utilise
l’iode pour élaborer son hormone, ou encore comment s’accroissent les
os longs et se forment les dents. D’autres travaux incluent la démonstration
du mouvement des protéines à l’intérieur des nerfs, la
formation des acides nucléiques au cœur de la cellule et le renouvellement
des cellules des parois de l’estomac et de l’intestin. Autant de recherches,
autant de connaissances neuves, autant de premières scientifiques.

Titulaire d’un diplôme en médecine de l’Université de Paris
en 1934, Charles Philippe Leblond signe déjà ses premières
publications sur le rôle et la localisation de la vitamine C. En 1935,
il reçoit une bourse Rockefeller et séjourne deux ans aux États-Unis.
Il rentre ensuite en France où il s’initie aux isotopes radioactifs.
Il les utilise pour démontrer que l’iode est capté par la glande
thyroïde et que l’on peu détruire la glande à l’aide de fortes
doses d’iode radioactif. Le scientifique s’intéresse aussi au marquage
des cellules avec des isotopes radioactifs. Placés en contact avec une
plaque photographique qui réagit à leur action, les traceurs radioactifs
apparaissent sur la photographie comme des granules d’argent noirs. On peut
donc repérer au microscope ces « espions » après leur
pénétration dans certaines cellules. La technique est prometteuse
mais grossière et peu satisfaisante.

La radioautographie

Invité à l’Université McGill en 1941, Charles Philippe
Leblond se joint aux forces françaises libres au début de 1942.
Il est envoyé d’abord au Brésil, puis deux ans plus tard à
Londres, où on l’assigne à la sélection des officiers.
C’est à son retour à l’Université McGill en 1946 qu’il
met au point, avec son collègue Leonard Bélanger, la radioautographie,
une méthode permettant la localisation des radioéléments
au microscope. En appliquant l’émulsion photographique directement sur
une coupe d’organes, les chercheurs obtiennent enfin l’image précise
qui permet de suivre à la trace les cellules marquées radioactivement,
de visualiser les étapes de leur transformation avec le temps et d’en
mesurer la vitesse et la durée. La radioautographie sera bientôt
reconnue comme une technique très prometteuse, et l’on vient de partout
pour s’y initier avec le docteur Leblond. « Mon laboratoire ressemblait
à une ruche. Nous n’avions même pas le temps de publier tous nos
résultats de recherche », dit-il, évoquant les années
50 et 60. Cette période excitante modifiera radicalement les idées
reçues : « Quand j’ai démontré que toutes les cellules
synthétisent des protéines continuellement, le public scientifique
n’y a pas cru. Pourtant, trois ans plus tard, cette dynamique de l’activité
cellulaire était devenue évidente pour tout le monde. »

À 91 ans, le docteur Leblond se passionne toujours pour la biologie
et son influence reste aussi marquante. Depuis son laboratoire de l’Université
McGill et en collaboration avec des chercheurs de l’Hôpital Schriners,
il poursuit ses travaux et continue de publier des résultats. Communicateur
dynamique et passionné, Charles Philippe Leblond signe au fil de sa carrière
430 articles dans les revues internationales les plus prestigieuses. Plusieurs
organismes l’honoreront : membre émérite et lauréat de
la médaille Leo-Pariseau de l’Association canadienne-française
pour l’avancement des sciences (ACFAS), ainsi que de la médaille McLaughlin
de la Société royale du Canada, officier de l’Ordre du Canada
et lauréat du prix de la Fondation Gairdner… Mentionnons aussi ses
quatre doctorats honoris causa octroyés par l’Acadia University en Nouvelle-Écosse
(1972) et les universités McGill (1982), de Montréal (1985) et
de Sherbrooke (1988). Promoteur de l’élaboration d’une politique scientifique
au Québec et au Canada, Charles Philippe Leblond sera pendant plus de
40 ans un enseignant exceptionnel. Ce « maître » attire au
Québec des étudiants de partout au monde, dont plusieurs deviendront
à leur tour des chefs de file dans leur domaine et leur pays respectifs.

Charles Taylor

Un philosophe de la modernité

Le monde de la philosophie contemporaine reconnaît, avec Sir Isaiah Berlin,
que Charles Taylor est « l’un des penseurs politiques les plus importants
de notre temps ». Exégète des traditions allemande, française
et anglo-américaine, familier de leurs poètes autant que de leurs
philosophes, Charles Taylor explore depuis 30 ans les sources culturelles et
philosophiques qui nourrissent le sens et la valeur que nous donnons à
nos vies collectives et individuelles.

Philosophe de la modernité, Charles Taylor propose à ses contemporains
le défi d’un pluralisme éclairé, soucieux d’intégrer,
plutôt que d’opposer, les valeurs contradictoires qui caractérisent
nos sociétés modernes : droits individuels chers au libéralisme
et aspirations collectives au cœur des mouvements communautaires et nationalistes.
Couronné par plusieurs prix, dont celui du meilleur livre en histoire
de la philosophie, publié aux États-Unis en 1989, son ouvrage
Sources of the Self : The Making of Modern Identity est déjà
considéré comme un classique. Préoccupé par la genèse
de l’identité moderne, Charles Taylor se penche, entre autres, sur le
sens de l’intériorité, sur la place de la vie ordinaire dans les
sociétés contemporaines et sur la conception de la nature comme
source morale.

Une des inspirations majeures de la réflexion de Charles Taylor est
de montrer que la philosophie morale contemporaine donne un portrait réducteur
et incomplet de la personnalité morale, qu’elle se soucie peu de prendre
en considération l’importance des déterminations historiques et
des orientations psychologiques.

L’histoire et le sens de la vie

L’œuvre globale de Charles Taylor est enracinée dans son expérience
de la complexité et de l’affrontement des identités canadienne
et québécoise. Né à Montréal en 1931, d’un
père canadien-anglais et d’une mère canadienne-française
et francophile, il constate, dès l’adolescence, à quel point la
langue forme l’esprit, permet de comprendre l’autre… ou alors de ne pas
le comprendre sans même s’en rendre compte! « Les thèmes qui
m’intéressent maintenant, la façon dont je les aborde, résultent
directement de cette prise de conscience », précise Charles Taylor.

Boursier Rhodes après un baccalauréat en histoire à l’Université
McGill, Charles Taylor entreprend à l’Université Oxford des études
de philosophie. Le courant de pensée dominant, « un positivisme
aride », ne le séduit guère. Cependant, l’obligation de produire
une argumentation écrite hebdomadaire, sous la direction d’un tuteur,
lui permet « de ne pas être imbibé, de se donner d’autres
maîtres, de défendre d’autres points de vue ». Dès
lors, jetant des ponts entre l’école anglo-américaine et les traditions
allemande et française dont elle s’est coupée, explorant plusieurs
sphères de la philosophie – langage, psychologie, éthique, politique
–, Charles Taylor développe une interprétation globale, nuancée
et ouverte de la modernité et des défis qu’elle pose.

Sa thèse de doctorat publiée en 1964, The Explanation of Behavior,
attaque de front l’étroitesse des modèles behavioristes et individualistes
qui dominent la pensée anglo-saxonne. Dans Interpretation and the
Sciences of Man
, un classique qui paraît en 1971, puis au fil d’autres
articles réunis en 1985 sous le titre Philosophical Papers, Charles
Taylor poursuit sa réflexion sur les sociétés modernes.
Pour lui, l’être humain ne peut trouver de sens à ses actes et
à sa vie que dans la mesure où il agit dans une communauté
caractérisée par une culture, des institutions et une langue partagées.
Les partisans purs et durs des droits individuels, absolument réfractaires
aux biens collectifs, auraient ainsi perdu de vue une dimension fondamentale
du libéralisme.

L’action et la pensée politiques

Charles Taylor est un philosophe politique pour qui « l’engagement est
fondamental ». Rentré au Canada en 1961, enthousiasmé par
la Révolution tranquille, mais inquiet du désarroi du Canada,
il plonge une dizaine d’années en politique active, dans les rangs du
Nouveau Parti démocratique.

Depuis, Charles Taylor participe à tous les débats constitutionnels,
au gré de réflexions et de publications qui tentent de convaincre
le Canada anglais de la légitimité du nationalisme québécois
et de faire prendre conscience au Québec de l’héritage culturel
qu’il partage avec le Canada.

En 1975, le philosophe publie un ouvrage fondamental sur Hegel, « le premier
qui ait tenté de comprendre son monde à partir d’une genèse
de sa pensée. Qui veut faire ça aujourd’hui doit se situer par
rapport à lui. » Consacrant sa réputation internationale,
l’Université d’Oxford lui offre en 1976 la chaire Chichele en pensée
sociale et politique, la plus prestigieuse du genre au Royaume-Uni, qu’il occupera
jusqu’en 1981.

L’année suivante, Charles Taylor retrouve à l’Université
McGill le programme d’enseignement de la pensée politique, dont il avait
été le fondateur et l’âme dirigeante au cours des années
70. Réputé comme l’un des meilleurs en Amérique du Nord,
le programme attire des étudiants, « parmi les plus brillants »,
de partout au monde. On y vient en raison de la diversité des cours,
mais aussi du magnétisme de ce professeur admiré pour son érudition,
pour son art de la discussion philosophique et, surtout, pour une œuvre
d’une force et d’une indépendance remarquables.

Lauréat de plusieurs prix, sollicité de toutes parts, Charles
Taylor est invité dans les plus prestigieuses universités dont
celles d’Oxford, de Francfort, d’Harvard ou de Princeton.

Jean-Claude Marsan

Architecte, professeur, écrivain, urbaniste, chercheur, consultant,
quel que soit son champ d’intervention, Jean-Claude Marsan consacre, depuis
près de 30 ans, toute son énergie à la défense et
à la promotion du patrimoine urbain et architectural de Montréal.

Un baccalauréat en architecture de l’Université de Montréal
en poche, Jean-Claude Marsan quitte le Québec au milieu des années
soixante pour poursuivre ses études en Europe. À l’époque,
se souvient-il, le modernisme prime et les architectes sont plutôt attirés
vers les universités américaines, comme Harvard, que vers l’Europe
alors perçue comme archaïque.

Il choisit d’aller à l’Université d’Édimbourg qui accueille
une vingtaine d’étudiants, triés sur le volet, provenant de tous
les continents. C’est d’ailleurs la rencontre de Percy Johnson Marshall, professeur
responsable de la maîtrise en Civic Design de cette université,
un passionné des villes, qui éveillera le jeune homme à
la richesse du patrimoine architectural et urbain. « J’ai découvert
avec lui que chaque ville a son propre vocabulaire, son langage, et j’ai développé
une passion pour le décodage des formes urbaines. »

C’est donc avec un bagage nouveau et différent de celui de ses confrères
que Jean-Claude Marsan revient à Montréal après un séjour
de plus de trois ans à l’étranger. Il porte un regard neuf sur
sa ville d’origine et publie en 1974 sa thèse de doctorat, Montréal
en évolution, historique du développement de l’architecture et
de l’environnement montréalais
. Peu à peu, le Québec
prend conscience de l’importance de préserver son patrimoine. À
Montréal, des groupes de pression se forment. C’est ainsi que Jean-Claude
Marsan a été membre fondateur et membre du conseil d’administration
de l’Association Espaces Verts, des Amis de la gare Windsor, de Sauvons Montréal
et de la Fondation Héritage Montréal, dont il a assumé
la présidence de 1984 à 1988.

Outre son engagement passionné dans les mouvements populaires, il a
joué un rôle de premier plan dans le développement de la
faculté de l’aménagement de l’Université de Montréal,
en étant successivement directeur de l’École d’architecture et
doyen de la faculté. Reprenant les préceptes de Vitruve, Jean-Claude
Marsan croit que l’architecte doit créer d’abord un cadre de vie qui
réponde aux besoins des utilisateurs. « Selon moi, la réussite
d’un architecte se mesure au degré d’appropriation du lieu par les utilisateurs.
L’œuvre architecturale, c’est avant tout un lieu, un abri qui doit être
utile, solide et capable de susciter de l’émotion par ses qualités
esthétiques. »

Vincent Warren

Au cœur de sa vie, une passion : la danse. Vincent Warren, que tant de
spectateurs enthousiastes ont admiré sur scène, n’a pas quitté
la danse quand, en 1979, vint l’heure de ranger ses chaussons. Homme de sensibilité,
de culture et de constance, il s’est ancré encore plus profondément
dans ce monde de force et de beauté qui est le sien. Avec une générosité
qui est la marque des grands, il a souhaité partager son savoir par l’enseignement
« pour donner aux jeunes ce que j’avais eu la chance de recevoir, une formation
d’interprète, mais aussi une formation historique et culturelle complète
 ».

Vincent Warren découvre la danse à onze ans. Dès lors
son destin est déterminé : la danse sera sa vie. Tout ce qui parle
de sa passion l’intéresse ; c’est ainsi qu’il amasse livres, affiches,
documents et objets, constituant ce qui deviendra une imposante et précieuse
collection sur l’histoire de la danse.

Arrivé à New York à 17 ans, il est boursier, danse avec
le Metropolitan Opera Ballet, s’initie à la danse postmoderne, s’ouvre
au monde du théâtre, de la musique et de la peinture, fréquente
les artistes d’avant-garde ; cet éclectisme lui permet d’affirmer : « 
Pour bien parler avec les mouvements, il faut être en mesure de décoder
les œuvres de toutes les disciplines. »

En 1960, à l’occasion d’une tournée des Grands Ballets canadiens,
il rencontre Ludmilla Chiriaeff et accepte l’invitation de danser avec la troupe
montréalaise ; pendant cinq ans, il fera la navette entre les deux villes.
Vincent Warren danse aux États-Unis et en Europe et il est considéré
par les danseuses comme l’un des meilleurs partenaires au monde. À Montréal,
il travaille également avec le Groupe de la Place Royale, avant de consacrer
tout son temps aux Grands Ballets canadiens où il sera premier danseur.

Très engagé dans son milieu – il a été président
de l’Association Danse au Canada et du Regroupement québécois
de la danse –, Vincent Warren a remis toute sa collection à la Bibliothèque
de la danse de l’École supérieure de danse du Québec, dont
il est le conservateur. Grâce à lui, l’établissement est
considéré comme l’une des meilleures bibliothèques spécialisées
sur le sujet au monde et est en voie de devenir une véritable bibliothèque-musée
où sont conservés maquettes scénographiques, dessins de
costumes, gravures, bref tout ce qui peut enrichir et documenter l’histoire
de la danse.

Ainsi se concrétise la démarche de collectionneur de Vincent
Warren entreprise alors qu’il était à peine adolescent. Sa culture
et sa connaissance approfondie de l’histoire de la danse en font un conférencier
recherché. Et c’est ainsi que la formation historique qu’il évoquait
plus haut lui a permis d’aborder avec sérénité et enthousiasme
le deuxième volet de sa carrière.

André Major

André Major compte parmi les écrivains de sa génération
qui ont le plus contribué à l’émergence d’une littérature
qui soit à l’image du peuple québécois. Si la société
constitue le fondement de son œuvre, il préfère la voie du
questionnement et de la recherche à celle de la dénonciation.

Mais André Major n’est pas l’homme d’un seul métier. Réalisateur
aux émissions culturelles à la Société Radio-Canada
pendant plus de 25 ans, il a aussi été journaliste et critique
au Petit Journal, au Devoir et à La Presse. Il s’est
en outre engagé dans le milieu littéraire en participant à
la mise sur pied de l’Union des écrivaines et écrivains du Québec
et à la fondation de la revue Parti pris. Avec le recul, cet engagement
le laisse un peu sceptique. « Au début de ma carrière, j’y
croyais. À l’époque, la société québécoise
commençait à bouger, le conformisme devait sauter. Maintenant,
je vois une contradiction entre l’engagement et l’écriture. L’écrivain
s’institutionnalise trop, cela nuit à la création. »

Pour André Major, l’écriture est une nécessité,
une manière de changer les choses et d’évoluer sur le plan personnel.
À l’école, se souvient l’écrivain, il rédigeait
toujours une version de ses compositions pour le professeur et une autre pour
lui-même, plus représentative de sa vision de la réalité.
Soucieux de perfectionner son outil d’expression, il choisit ses lectures en
fonction des difficultés grammaticales qu’elles renferment pour qu’aucun
style ni aucune expression ne lui soient interdits. Sa maîtrise exceptionnelle
de la langue française lui permettra ainsi de pratiquer presque tous
les styles littéraires.

Après un premier recueil de poèmes, Le Froid se meurt
(1961), il fait paraître en 1964 un premier roman, Le Cabochon.
Déjà se profile l’âme des personnages de l’univers d’André
Major. Ce sont des êtres insatisfaits, minés par le doute et un
grand mal de vivre, chez qui on peut lire les angoisses de notre peuple, à
l’heure des choix, coincé entre le désir de faire table rase et
celui d’accepter son sort.

Dans son œuvre, qui comprend notamment une chronique romanesque en trois
volets intitulée Histoires de déserteurs (1974-1976), André
Major a su être sensible à l’histoire du Québec et développer
une pensée tournée vers l’avenir.

Jean-Claude Labrecque

Jean-Claude Labrecque est un mémorialiste, un témoin privilégié
de son temps. Plus que tout autre cinéaste québécois, il
s’est consacré à saisir l’actualité pour la transformer
en histoire, filmant La Visite du général de Gaulle au Québec
(1967), les Jeux de la XXIe Olympiade (1977) ou créant
avec Jean-Pierre Masse un événement lui permettant de capter en
une vivante anthologie la parole des poètes québécois :
c’est La Nuit de la poésie 27 mars 1970, qui sera suivie de La
Nuit de la poésie 28 mars 1980
et de La Nuit de la poésie
15 mars 1991
.

Mais cette façon qu’a Labrecque de considérer le cinéma
comme un véhicule de l’histoire se manifeste aussi à travers une
série de documentaires sur des moments marquants du passé ou sur
des personnages d’envergure. Ainsi, le cinéaste filme L’Histoire des
trois
(1989) – sur un trio d’étudiants qui, en 1958, assiègent
le bureau de Maurice Duplessis pour obtenir l’instruction gratuite –, 67
bis, boulevard Lannes
(1990) – sur la rencontre déterminante
entre Claude Léveillée et Édith Piaf –, ou encore
André Mathieu, musicien (1993), L’Aventure des Compagnons de
Saint-Laurent
(1995) et Anticosti au temps des Menier (1999).

Cinéaste de fiction, Labrecque reste fidèle à ses préoccupations
historiques. Les Smattes (1972) et L’Affaire Coffin (1979) s’inspirent
de faits divers authentiques, Les Vautours (1975) et Les Années
de rêves
(1984) inscrivent le destin d’un personnage – Louis
Pelletier, sorte d’alter ego du cinéaste – dans le mouvement
de l’histoire récente du Québec.

Mais on ne peut parler de Jean-Claude Labrecque, chef opérateur de tous
ses documentaires, sans insister sur son art de la caméra. Avant d’être
réalisateur, il était déjà l’un des meilleurs caméramen
du jeune cinéma québécois des années soixante. Dans
sa filmographie d’alors, qui compte À tout prendre, Le Chat dans le
sac, The Ernie Game
et La Vie heureuse de Leopold Z., il affirme
déjà un style marqué par l’acuité du regard et la
souplesse de la caméra. Et même s’il réalisera par la suite
une quarantaine de films et trois téléséries, il ne cessera
jamais de faire la direction de photo et d’épauler la caméra,
notamment pour Michel Moreau (Les Trois Montréal de Michel Tremblay
; Une enfance à Natashquan
), Fernand Dansereau (De l’autre côté
de la lune
) et Bernard Émond (Le Temps et le Lieu ; La Femme qui
boit
).

Michel Dallaire

Douze ans après Julien Hébert, le jury du prix Paul-Émile-Borduas
couronne un deuxième designer industriel qui fut d’ailleurs l’élève
du premier à l’Institut des arts appliqués de Montréal,
au début des années soixante. De plus, Michel Dallaire a commencé
sa carrière en travaillant chez Julien Hébert et associés.
Mentionnons que le 15e lauréat du prix, qui se définit lui-même
comme un « architecte des formes utiles », a complété
sa formation en Suède à la réputée Konstfackskolan,
l’École supérieure des arts industriels de Stockholm, puis à
l’École des Hautes Études Commerciales (HEC) ainsi qu’à
l’Institut de génie des matériaux, à Montréal. C’est
en 1974 qu’il fonde la compagnie Michel Dallaire Design industriel inc.

En présence de la production de Dallaire, forcément diverse,
on pense à cette sorte de beauté, à la fois simple et innovatrice,
qui caractérisait les réalisations du Bauhaus où les arts
« majeurs » et « appliqués »
vivaient en bonne intelligence. Le directeur du Centre de design de l’Université
du Québec à Montréal, Georges Adamczyk, connaît bien
la question : « S’il va de soi que l’objet technique n’est pas un
objet d’art au sens où on attribue à ce dernier un caractère
désintéressé, il reste que les qualités plastiques
et figuratives du premier n’en possèdent pas moins une présence
psychologique et sémantique et qu’elles peuvent nous émouvoir
si leur apparition se fonde sur la pertinence des fonctions et du travail qu’elles
nous dévoilent. »

Comme celle de son maître Julien Hébert, l’activité de
Michel Dallaire s’exerce dans toutes les directions : il aménage des
pavillons à Expo 67 et conçoit le mobilier d’une suite pour Habitat
67 ; en 1976, il crée le flambeau officiel qui donne le coup d’envoi
des Jeux olympiques de Montréal et conçoit le mobilier résidentiel
du Village olympique ; on lui doit aussi le design du métro de Boston
(ligne rouge) construit par Bombardier, les sièges de l’amphithéâtre
IBM des HEC à Montréal et une multitude de produits utilitaires,
industriels et institutionnels.

Michel Dallaire, qui dispense son expérience pratique comme professeur
associé à l’Université de Montréal et à l’Université
de Calgary, a reçu de nombreux prix depuis le début de sa carrière.
En 1999, son détecteur de mouvements et moniteur de sons pour bébé
AngelCare a remporté le Grand Prix du 27e Salon international
des inventions de Genève ainsi que la médaille d’or dans sa catégorie.
En 2000, l’Institut de Design Montréal lui décernait son Grand
Prix pour un moniteur doublé d’une caméra destiné à
l’apprentissage du langage labial, l’Audisee de Audisoft Technologies
Inc.

Bruce G. Trigger

Un érudit d’archéologie

Des rives du Nil au territoire de l’ancienne Huronie, de l’archéologie
à l’histoire moderne, Bruce G. Trigger voyage aisément. Par sa
pensée originale et sa vaste érudition, cette figure marquante
de l’anthropologie contemporaine sait réunir, sous le faisceau d’une
réflexion inclusive, les connaissances qu’apportent les diverses sciences
s’intéressant au passé.

Né en 1937 à Preston, en Ontario, Bruce G. Trigger grandit au
contact d’un milieu de tradition allemande et, tout jeune, il est mis au courant
des atrocités du nazisme. Ces révélations influencent son
regard sur le monde et sur les relations entre les peuples. Par ailleurs, à
l’âge de 9 ans, il reçoit en cadeau un livre d’images sur l’Égypte
ancienne. Voilà le début d’une grande passion pour l’archéologie.
L’ensemble de son œuvre sera ainsi marqué par ces deux influences
: un attrait pour les civilisations anciennes et un désir de comprendre
l’oppression de certains groupes dans un contexte plus contemporain.

Après avoir étudié l’anthropologie à l’Université
de Toronto, Bruce G. Trigger part pour l’Université Yale, où il
obtient son doctorat en 1964. Sa thèse est consacrée aux modes
de peuplement de l’ancienne Nubie, cette région de l’Afrique du Nord-Est
qui s’étend d’Assouan, en Égypte, à Karthoum, au Soudan.
Déjà, il cherche à utiliser les découvertes archéologiques
pour mieux connaître les comportements des individus des hautes civilisations
anciennes. Il commence ensuite à explorer les relations entre l’archéologie
et les autres branches de l’anthropologie, soucieux d’aider les archéologues
à interpréter les changements qu’ils détectent dans ces
sociétés millénaires.

Bruce G. Trigger devient une autorité internationale en archéologie
de la Nubie et dans les langues de cette région. Il voit alors s’ouvrir
devant lui une carrière universitaire fort prometteuse aux États-Unis.

Une nouvelle interprétation de l’histoire

Parallèlement à ses travaux sur l’Afrique, Bruce G. Trigger se
tourne vers le Canada. À la suite d’un premier article sur la destruction
de la Huronie, il se penche assidûment sur les Hurons. Il quitte alors
les États-Unis et se joint, en 1964, au Département d’anthropologie
de l’Université McGill. Son choix est aussi motivé par le fait
qu’il se sent plus en accord avec les valeurs qui ont cours au Canada : un sens
des droits collectifs et un partage des responsabilités sociales qui,
croit-il, assurent un meilleur avenir à notre société que
l’individualisme à l’américaine.

Tout en approfondissant les caractéristiques des sociétés
autochtones, Bruce G. Trigger s’attache à mettre en évidence le
rôle des Premières Nations dans la construction du pays, permettant
de mieux apprécier les mœurs et les coutumes amérindiennes.
Deux de ses ouvrages sur l’ethnohistoire des peuples autochtones du Canada,
devenus de véritables classiques dès leur parution en anglais,
seront traduits en français : Les enfants d’Aataentsic, une histoire
magistrale des Hurons, et Les Indiens, la fourrure et les Blancs : Français
et Amérindiens en Amérique du Nord.

Les travaux du professeur Trigger sur le développement méthodologique
et théorique de l’archéologie en font le maître à
penser de toute une génération de préhistoriens. Cette
démarche critique, présente à travers l’ensemble de son
œuvre, culmine dans sa monographie sur l’histoire de l’archéologie,
parue en 1989 : A History of Archaeological Thought. Il y évalue,
à la fois comme praticien et comme historien des sciences, les différentes
écoles et théories archéologiques, en montrant comment
elles subissent l’influence du contexte social, culturel et politique de leur
époque. Il va même jusqu’à prévoir l’évolution
probable de cette discipline.

Tout au long de sa carrière, la polyvalence de Bruce G. Trigger et l’importance
de sa contribution scientifique sont soulignées à plusieurs reprises.
De plus, il est adopté par les Hurons, qui le nomment, en 1989, membre
honoraire du clan de la Grande Tortue.

Une référence incontournable

Dès son arrivée à l’Université McGill, en 1964,
Bruce G. Trigger déploie une activité remarquable au sein de son
université comme dans plusieurs sociétés scientifiques.
Il dirigera une dizaine de thèses de doctorat et l’équivalent
en ce qui concerne la maîtrise au Département d’anthropologie.
Auteur prolifique, il publie un nombre impressionnant d’articles de fond ainsi
que seize ouvrages, dont plusieurs sont considérés comme des ouvrages
de référence en matière d’archéologie. On peut d’ailleurs
difficilement enseigner cette science aujourd’hui sans faire référence
à ses travaux.

Bruce G. Trigger est libéré en 1991 de sa charge d’enseignement
grâce à une bourse de recherche Killam du Conseil des arts du Canada
pour qu’il puisse consacrer la majeure partie de son temps à une analyse
comparative de sept hautes civilisations préindustrielles d’Afrique,
d’Asie et d’Amérique. Le fruit de ce laborieux travail est presque achevé
et sera publié sous la forme d’un traité monumental intitulé
: Understanding Early Civilizations.

Pour couronner le tout, en 2001, Bruce G. Trigger est nommé à
l’une des premières chaires James McGill de l’Université McGill
en reconnaissance de ses travaux exceptionnels.

Gilles Tremblay

Le parcours de Gilles Tremblay est exemplaire ; ce compositeur et pianiste
n’a jamais cessé de repousser les frontières de sa recherche.
Sa contribution à la musique contemporaine est remarquable parce que
marquée du sceau d’une ouverture d’esprit exceptionnelle et d’une conscience
aiguë de la nature même du son.

Gilles Tremblay a fait ses premières études musicales à
Montréal avec Jocelyne Binet, Edmond Trudel et Gabriel Cusson, puis au
Conservatoire de musique de Montréal où il sera l’élève
de la pianiste Germaine Malépart, tout en travaillant la composition
avec Claude Champagne. En 1954, il participe au premier véritable concert
de musique contemporaine donné à Montréal. Il poursuit
sa formation à Paris auprès d’Olivier Messiaen, d’Yvonne Loriod,
de Maurice Martenot et d’Andrée Vaurabourg-Honegger et obtient un Premier
Prix d’analyse musicale et une Première Médaille d’ondes Martenot
au Conservatoire de Paris. C’est à cette époque qu’il rencontre
Pierre Boulez, Yannis Xenakis et Karlheinz Stockhausen et qu’il s’initie aux
techniques électroacoustiques avec le Groupe de recherche musicale dirigé
par Pierre Schaeffer.

Dès son retour au Québec, Gilles Tremblay entreprend de nombreuses
activités, consacrant son temps à l’enseignement – il est professeur
au Conservatoire de musique du Québec –, donnant des conférences
et animant la série Festivals à la radio de Radio-Canada
où il participe également à une série d’émissions
avec Fernand Ouellette. Toutes ces occupations ne l’empêchent nullement
de poursuivre ses recherches, de composer, de répondre à de nombreuses
commandes et de se consacrer à la sonorisation du Pavillon du Québec
à Expo 67, ce qui lui vaudra le prix Calixa-Lavallée. Il compose
des œuvres majeures, dont Fleuves (1976), Vers le Soleil
(1978) et Compostelle I (1978), à l’occasion du 70e
anniversaire de Messiaen.

L’œuvre de Tremblay, d’une grande richesse sonore et esthétique,
connaît une notoriété internationale ; elle a marqué
l’évolution de la musique et de l’art contemporain au Québec.
Gilles Tremblay, qui a reçu le prix Serge-Garant de la Fondation Émile-Nelligan,
est toujours actif, toujours passionné par la recherche et soucieux de
raffiner sans cesse ses expériences. Parmi ses compositions récentes,
il faut mentionner AVEC – Wampum Symphonique – composée
pour le 350e anniversaire de la fondation de Montréal, L’Espace
du cœur
(1997), sur des textes croisés de Guillaume de Machaut
et de Gaston Miron, À quelle heure commence le temps ? (1999),
monodrame lyrique sur un texte de Bernard Lévy, et Les Pierres crieront,
œuvre pour grand orchestre et violoncelle solo créée à
l’Orchestre national de France.